Mon plus grand souci avec le cinéma de Wong Kar-Wai, c'est mon manque d'objectivité face à lui. Je suis en effet fascinée à chaque fois par l'esthétisme des films de ce cinéaste. Je pourrais très bien me passer de scénario et me laisser envoûter uniquement par la beauté des images, des décors, des costumes, le choix pertinent des musiques. Tout me touche chez Wong Kar-Wai, ce qui fait que bien souvent, pour ne pas dire toujours, j'ai le sentiment d'assister à un miracle. Je l'ai attendu avec impatience ce film, fantasmé serait encore plus juste: des premières images aux dernières bandes- annonces, peu de choses m'ont échappé. Je le construisais mentalement ce film... mais lors de la projection, je me suis rendue compte que mon imagination avait ses limites et que le Maître avec largement dépassé toutes mes espérances.
Projeté en séance de clôture du 27ème Festival de Films de Fribourg, après une semaine riche en émotions et pauvre en heures de sommeil, c'est à vif que j'ai eu le bonheur de découvrir "The Grandmaster".
Très éloigné du simple film de kung-fu, ce 10ème film de Wong Kar-Wai nous plonge dans presque 30 ans d'histoire de Chine, en y entremêlant les destinées de plusieurs grands maîtres de wing chun.
Le film débute sur une scène envoûtante: un combat sous la pluie. Yip Man (Tony Leung), en maître élégant et redoutable, gagne face à Ma San, qui vient d'être élu successeur de Gong Baosen, un grand maître du Nord, arrivé à Foshan pour désigner qui lui succédera. Ma San, qui a perdu la face dans le combat qui l'opposait à Yip Man, tue son ancien maître. Gong Er (Zhang Ziyi), la fille de Gong Baosen, promise par son père à Ma San doit alors faire face à un choix: épouser Ma San, ou alors venger la mort de son père. C'est dans le cadre luxueux du Pavillon d'Or, un bordel, que Gong Er et Yip Man s'affronteront dans un combat-tango des plus sensuel. Leurs chemins ne se croiseront que 15 ans plus tard.
Le wing chun, basé sur des racines de confucianisme, a pour philosophie que l'amélioration de la société passe par la bonification de l'individu, une école d'humilité, d'équilibre et d'harmonie. Or, La réunion du Nord et du Sud, voulue par Gong Baosen, à l'heure où la Chine risquait d'être divisée, n'a pas eu le résultat escompté. Sa mort, les évènements extérieurs (guerre civile, invasion des japonais, fuite) vont influencer les personnages et modifier sensiblement leurs vies.
Yip Man, que l'on suit uniquement depuis ses 40 ans, vit dans l'opulence que lui offre son statut. Sa vie changera radicalement lorsqu'il perdra fortune, femme et enfants et s'exilera vers Hong-Kong pour y ouvrir une des plus grandes écoles de wing chun et tenter de se refaire.
Wong Kar-Wai ne cache pas que "The Grandmaster" est un hommage à Sergio Leone et que son film aurait pu s'appeler "Il était une fois le Kung-Fu". L'hommage est si appuyé qu'il va même jusqu'à emprunter à Ennio Morricone, le "Deborah's
Theme", probablement un des plus beaux thèmes de l'histoire du cinéma. Un thème, tellement bouleversant, que je l'avais soigneusement rangé dans un coin de ma mémoire... et j'en veux un peu à Wong Kar-Wai de l'avoir utilisé pour illustrer une des scènes les plus poignantes du film, car il me poursuit à nouveau.
Les scènes de combat sont sans aucun doute - même si je ne suis absolument pas une spécialiste du film de kung-fu - les plus belles jamais filmées. Que ce soit le combat d'ouverture sous la pluie, le combat-tango dans le Pavillon d'Or entre Gong Er et Yip Man, ou encore celui sur un quai de gare enneigé, tout n'est que beauté, ballet, sensualité. Jamais je n'aurais un jour pensé associer kung-fu et sensualité... et pourtant! La manière dont Wong Kar-Wai film les combat, s'attachant à des détails -gouttes d'eau, poing contre poing, pied qui glisse- est d'une beauté époustouflante et relègue à la poubelle à peu près tous les films tournés sur cet art martial.
Quant à Tony Leung et Zhang Ziyi, rien qu'en gros plan, sans action ni dialogue, ils m'ont littéralement clouée à mon fauteuil, tellement ils sont magnétiques. Ils prennent possession de l'écran comme rarement j'ai vu acteur prendre possession de l'écran. Remarquable.
Hier, j'ai relu avec bonheur "Entre Ciel et Terre" de Shi Bo, un maître de la calligraphie chinoise, écrivain et poète. Shi Bo, comme Wong Kar-Wai, est à la recherche du coup de pinceau parfait: fluide et précis. La solitude et les amours impossibles sont autant de thèmes présents dans la poésie de Shi Bo que dans les films de Wong Kar-Wai. Je ne peux m'empêcher de faire ce parallèle, car le génial cinéaste et l'oeuvre de l'artiste calligraphe se rejoignent en nombreux points. Un des poèmes de Shi Bo dit ceci:
"Par cette nuit d'hiver, le vent hurle sur
le lampadaire
Je me sens solitaire au fond d'une minuscule cour
envahie par les courants d'air
Le silence dévore l'une après l'autre mes cellules
La solitude envahit mes entrailles
L'isolement ronge mon âme
Ma pensée erre dans l'immense univers
Souffrant de la nostalgie natale
Je me demande pourquoi le sort est si injuste
Et quand je rentrerai chez moi ?"
Je me sens solitaire au fond d'une minuscule cour
envahie par les courants d'air
Le silence dévore l'une après l'autre mes cellules
La solitude envahit mes entrailles
L'isolement ronge mon âme
Ma pensée erre dans l'immense univers
Souffrant de la nostalgie natale
Je me demande pourquoi le sort est si injuste
Et quand je rentrerai chez moi ?"
Pourrait-on y voir le destin de Gong Er ou celui d'Yip Man ? Certainement. Wong Kar-Wai a peut-être, avec "The Grandmaster" trouvé son coup de pinceau parfait.
Bref, vous l'aurez compris, je suis totalement conquise. Je n'attends plus qu'une seule chose, que le film sorte le 17 avril, pour pouvoir aller le revoir, encore et encore.
Votre Cinécution