jeudi 21 mars 2019

FIFF 2019: rencontre avec Sahra Mani







Comme de nombreuses personnes qui ont vu A THOUSAND GIRLS LIKE ME, j'ai été bouleversée par l'histoire de Khatera, cette jeune afghane qui a eu le courage de briser le silence. Violée depuis son enfance par son père, plusieurs fois enceinte et battue jusqu'à perdre les bébés, elle est aujourd'hui mère de deux enfants qui sont également ses frères et sœurs. Des liens familiaux fragiles, complexes, porteurs d'une histoire terrifiante. Mais Khatera n'est qu'amour pour ses enfants. Elle a un rêve pour eux: qu'ils grandissent libres, remplis d'amour et qu'ils aient accès à l'éducation.

Lorsque l'opportunité de rencontrer la réalisatrice de ce puissant documentaire s'est présentée, je ne pouvais que saisir cette occasion. J'ai donc rencontré Sahra Mani, réalisatrice afghane de 37 ans. Une femme solaire et forte, courageuse et pleine d'espérance pour son pays et pour les femmes qui l'habitent.

Je suis arrivée un bouquet de fleurs des champs sous le bras, premier jour du printemps oblige. Ma façon de la remercier pour son film, mais aussi comme un symbole, qu'à l'image de la nature qui se réveille, nous aussi, nous ouvrons nos yeux sur des réalités qui parfois nous échappent.


Sahra Mani - FIFF 2019





Quand et comment êtes-vous arrivée à la réalisation?


J'ai grandi en tant qu'enfant réfugiée en Iran, sans accès à d'éventuelles études, sans autorisation pour mes parents de travailler. J'ai quand même reçu une éducation dans des écoles privées. C'était une vie assez difficile. A 20 ans, je suis partie en Angleterre pour mes études. J'ai obtenu mon Master en réalisation de films documentaires. J'ai toujours eu l'envie de rentrer en Afghanistan à la fin de mes études. Je savais pertinemment que je voulais rentrer au pays, j'avais besoin de forces, et ça passait par l'éducation, afin d'avoir les outils nécessaires pour être utile à mon pays. J'ai toujours cherché de petites opportunités pour devenir plus forte qu'une jeune femme réfugiée qui n'a rien si ce n'est trouver peut-être un petit job ou un mari pour survivre. Je suis toujours à la recherche d'outils supplémentaires pour devenir plus forte.

Aujourd'hui, vous vivez à Kaboul...

Oui, je vis à Kaboul. Et j'aime ma ville. J'espère qu'un jour elle deviendra une ville sûre que les touriste pourront visiter et découvrir. Les afghans sont des gens chaleureux, qui aiment recevoir. Nous avons des traditions culinaires, vestimentaires, des costumes et nous avons envie de les partager avec les gens de tous horizons. L'Afghanistan, c'est bien plus que la guerre, la corruption, l'opium ou les violences domestiques. Les belles choses sont dans notre sang, notre cœur. Toutes ces belles choses sont cachées derrière la guerre, les talibans... tout est malheureusement caché.

Comment avez-vous rencontré Khatera pour la première fois?

J'étais chez moi à la maison, à Kaboul, et je regardais la télévision. J'ai vu une toute jeune femme, assise dans une grande chaise, qui parlait d'une des histoires les plus horribles que j'aie entendues, entourée d'hommes. Tout mon corps s'est mis à trembler. Je me suis dit que je devais la trouver et lui venir en aide, un peu comme une grande sœur. Cette jeune femme était en train de parler des choses affreuses que lui a infligé son père, au milieu d'autres hommes. Elle savait ce qu'ils pensaient d'elle, et elle a tout de même parlé. Vous savez les femmes dans mon pays sont considérées comme des objets sexuels, pour la plupart d'entre elles. J'avais mal pour elle. La solitude de cette jeune femme qui osait parler. Finalement je l'ai rencontrée et l'idée du film est venue en premier d'elle. Elle avait une histoire à raconter, la sienne. Sa personnalité m'a touchée. C'est sa force, son charisme, sa beauté, qui m'ont décidée à faire ce documentaire. Vous savez, je crois que j'ai réussi à attraper certains moments d'une rare intimité. Et ces moments, personne ne pourra plus jamais les recréer. C'est pour ces moments que j'ai vécu avec elle si longtemps. Le documentaire est tellement proche de notre cœur. C'est proche de nous, de notre humanité. J'aime le cinéma de fiction, et je le respecte profondément, c'est vraiment le 7ème art. Mais j'ai choisi la forme documentaire, car c'est un témoignage de notre temps. Et le présent est ce qui va construire notre histoire.






J'ai lu que vous étiez la seule femme impliquée dans la production de votre film?

Durant le tournage chez Khatera, oui. Quand le tournage s'est terminé en Afghanistan, je suis partie à la recherche d'une équipe de production. Mais l'histoire était tellement forte et lourde, que j'ai reçu beaucoup de réponses négatives de la part de producteurs et de diffuseurs. Ils ne voulaient pas courir le risque d'investir sur cette histoire. Finalement, petit à petit, j'ai constitué une équipe en France pour la post-production.

Etiez-vous toujours seule avec Khatera et sa famille?

Durant le tournage, oui. Toujours. En dehors de l'appartement, j'étais aidée, mais chez elle à la maison, j'étais toujours seule. Je ne voulais pas briser l'intimité qui s'était créée.

Justement, comment êtes-vous arrivée à créer cette intimité et cette relation de confiance avec Khatera?

Vous savez pour faire un film sur des gens, vous devez obtenir leur confiance. Une fois que vous avez obtenu leur confiance, ils vous facilitent aussi le travail. Ils ne peuvent pas toujours se cacher, il arrive un moment où ils vous livrent ce qu'ils sont vraiment. Elle savait que je devais avoir accès à sa vie. Elle a choisi de me faire confiance. Elle savait aussi que, quelque part, ce film allait sauver sa vie. Elle ne me l'a jamais dit, mais je l'ai fortement ressenti. Quand ses frères m'ont mise à la porte, plusieurs fois, elle me recontactait et me disait de revenir. C'était complètement fou! Elle savait que c'était son dernier espoir. Pour moi aussi, la vie de Khatera était plus importante que réaliser un film. Je suis cinéaste et réaliser des films est la chose plus importante au monde. Je suis juste une cinéaste. Mais, dans ce cas, j'ai compris que si je ne pouvais pas réaliser ce film, j'en ferais un autre. Mais si Khatera perdait sa vie, elle ne reviendrait pas. Parfois j'en oubliais même mon film. Je laissais mon matériel à la maison et allait lui rendre visite. Et j'ai compris qu'en fait, nous étions réellement seules. Seules. Tout le monde autour d'elle la considérait comme une prostituée qui amenait la honte sur son père. A travers ce documentaire, alors que je ne recevais aucun soutien, je voulais montrer les enjeux politiques à travers les femmes, le droit des enfants, comment la résilience et l'amour pouvaient nous sauver. Personne ne me soutenait. C'était la même chose pour elle. Personne ne donnait du crédit à sa parole.




Comment expliquez-vous que Khatera a toujours cette capacité d'aimer ses enfants, malgré l'horreur qu'ils incarnent quelque part? Où va-t-elle chercher cette force?

Je crois que c'est exactement ce qui nous fait aimer Khatera. Elle est très pure. Elle focalise sur le fait de donner de l'amour plutôt que d'alimenter la vengeance. Elle ne cherche pas une façon d'extérioriser sa peine, elle ne donne que de l'amour. C'est la seule solution qu'elle ait trouver pour assimilier et digérer les horreurs qu'elle a subies. C'est sa façon de survivre. J'ai beaucoup appris de Khatera. Je ne suis plus la même personne qu'avant le tournage de ce film. Elle était suffisamment sage pour comprendre que repenser constamment à ce qu'elle avait subi n'allait pas lui apporter de l'espoir ou des solutions pour s'en sortir. Ses enfants n'ont pas de père. Elle pensait au plus profond d'elle que si elle ne donnait pas d'amour à ses enfants, qui allait leur en donner? C'est une énorme capacité de résilience. Ces deux petits êtres sont nés dans ce monde, ils n'ont rien demandé.

Vous avez passé trois ans avec elle. Vous êtes-vous parfois sentie en danger?

Oui, parfois. Je n'ai pas mis dans mon film à quel point j'étais effrayée par moment et je me sentais menacée. Au départ, lorsque je la visitais, on me disait que c'était une menteuse qui cherchait à attirer la honte sur sa famille. Que je ne pouvais savoir la véritable histoire qui se déroulait sous le toit de cette maison. On me disait que Khatera recevait beaucoup d'hommes et que si je continuais à la fréquenter, je courais des risques. Non seulement j'étais une femme seule avec du matériel coûteux, qui valait plus que toute la maison, mais je fréquentais une menteuse. Mais dans les yeux de Khatera, je ne voyais que de l'innocence. Elle est plus jeune que moi, elle est plus belle que moi, enceinte, comment pouvais-je la laisser seule, rentrer chez moi, regarder la télévision et profiter de ma vie? Je lui ai fait confiance, avec mon cœur et pas avec ma tête. Je lui ai fait confiance à la première seconde.

Vous avez toujours du contact avec elle?

Oui, nous avons parlé la semaine dernière et nous nous sommes rencontrées alors que j'étais en France pour un festival il y à quelques mois. Mais vous savez, lorsqu'elle est arrivée en France, je suis restée avec elle durant les deux premiers mois. J'ai vécu avec elle et regardé comment je pouvais lui venir en aide. Beaucoup de femmes françaises l'ont aidée et soutenue. Elle a un fiancé aujourd'hui, donc elle n'est plus toute seule. Elle parle le français, va à l'école. Petit à petit, je réduis mon contact avec elle. Elle a sa nouvelle vie, elle doit se reconstruire. Nous sommes amies, mais je ne me sens plus responsable d'elle comme par le passé. C'est impossible pour moi et ce ne serait pas bien pour elle. Ce ne serait pas lui rendre service.

Est-ce que votre documentaire a été projeté en Afghanistan?

Oui, trois fois.

Quelles ont été les réactions?

Plutôt bien. Le film a été soutenu, en particulier par de jeunes femmes et des féministes et certains activistes dans le domaine des droits humains. J'ai eu quelques mauvaises réactions et des menaces aussi. Certaines personnes voulaient envoyer Khatera en prison pour 20 ans. Ils n'aiment pas Khatera et ils ne m'aiment pas non plus. J'ai donné une image réelle de la part sombre d'une partie des afghans. J'ai montré leur face sombre. Les gens n'aiment pas lorsque l'on mettre cette part de la société. Peut-être parce qu'ils en ont peur. Peut-être ont-ils aussi peur d'eux-mêmes et de ce dont ils sont capables. Vous savez, il y a des réalités que l'on préfère ignorer, par confort. Et lorsqu'on vous y confronte, c'est comme une gifle en pleine figure!




Pouvez-vous travailler librement dans votre pays?

Pas tout le temps, non. Parfois je ne me sens pas en sécurité. Parfois j'ai vraiment besoin de protection. Mais je fais ce que j'ai à faire. J'espère que tout se passera bien et que je pourrai continuer mon travail. Bien sûr la peur ne m'accompagne pas au quotidien, mais j'y pense parfois. Je reçois beaucoup de messages, notamment sur les réseaux sociaux, qui me disent :"Pourquoi est-ce que tu montres une face sombre de notre pays? Pourquoi tu mets la honte sur notre pays? Pourquoi tu parles des afghans qui baisent leurs propres filles? Pourquoi tu parles des musulmans comme étant des baiseurs?" Alors ils me proposent d'autres sujets de films... mais je continue.

Quels sont aujourd'hui vos espoirs pour les femmes afghanes?

Vous savez les femmes afghanes n'attendent pas d'un gouvernement qu'il leur apporte la liberté et des droits. Elles se battent tous les jours et elles sont beaucoup plus loin que la vision dont peut en avoir l'occident. Elles sont fières et courageuses. Elles travaillent tellement dur pour leurs libertés et pour avoir des droits équivalents à ceux des hommes dans ma société. Mais tout dans ce monde dépend de décisions politiques. En ce moment, les USA ont des discussions avec les talibans pour les ramener au pouvoir. Mais personnes ne considère les droits des femmes, encore moins les talibans. Les talibans ne sont pas juste une force politique, ce sont des idéologistes. Ils combattent avec leur idéologie. S'ils reviennent au pouvoir, avec leur idéologie qui est contre la femme, ils vont détruire ce que nous avons réussi péniblement à acquérir et nous allons retourner 1000 ans en arrière. Plus aucune femme ne pourrait prendre la parole comme Khatera et plus aucune femme ne pourrait faire un film comme je l'ai fait. Vous n'entendriez plus parler des femmes afghanes.




Ma dernière question vient d'une amie afghane, née en Suisse. Elle s'appelle Sara, comme vous. Elle n'est jamais allée en Afghanistan, mais a des liens très fort avec son pays, sa culture et sa langue. Sa question est la suivante: que peut-on faire depuis ici pour aider les femmes afghanes?

Pour reconstruire l'Afghanistan, une des meilleures choses à faire est d'investir dans les arts, la culture et l'éducation. Actuellement, la plupart des fonds récoltés à l'extérieur du pays est investie dans l'armée. Nous devons trouver un moyen d'offrir de l'éducation et comment construire des écoles. Est-ce que cela passe par des parrainages, comme cela se passe en Inde par exemple? Peut-être. C'est difficile pour moi de répondre. Nous devons y penser et surtout, parler. Ne jamais plus se taire. Nous ne voulons pas d'argent, mais n'oubliez pas les femmes dans toutes vos décisions politiques. C'est un long chemin. C'est un travail à faire sur plusieurs générations. Mais donner accès à l'éducation est probablement la chose la plus importante.







ST/ 21 mars 2019








mercredi 20 mars 2019

FIFF 2019 : comme une envie de hurler

Fréquenter passionnément un festival de films, avec curiosité et ouverture d'esprit, suppose d'accepter de ressentir différentes émotions. C'est justement ce que je recherche: être amusée, choquée, bousculée, énervée, enveloppée, attendrie, émue. Cette troisième journée a été particulièrement intense. Le premier film de ma sélection a eu l'effet d'un tremblement de terre.

Je vais, avant de consacrer l'intégralité de cette chronique à A THOUSAND GIRLS LIKE ME, faire un clin d'œil aux frères Guillaume, Sam et Fred. Je les connais depuis fort longtemps. Je suis leur travail depuis l'époque du collège déjà où leurs animations vidéo faisaient régulièrement l'objet de petites séances. 12 minutes hier qui ont incarné une phrase d'Alphonse Allais: "On étouffe ici, permettez que j'ouvre une parenthèse". Une parenthèse de douceur et de tendresse bienvenue.

LE RENARD ET L'OISILLE, 12 minutes pour conter les aventures d'un renard et d'un œuf bleu. Le goupil, affamé, se retrouve par un curieux concours de circonstances, propulsé au rang de papa pour un petit oisillon bleu. Deux routes se croisent, deux univers différents. L'un les pieds ancrés au sol et l'autre attiré inexorablement vers les airs. Chacun au final trouve sa voie. Tendresse et sourire sont au rendez-vous. Les deux frères n'ont de cesse d'évoluer, de se réinventer. Les fribourgeois les connaissent bien et leur vouent une affection toute particulière. De MAX &CO à LA NUIT DE L'OURS, en passant par LE PETIT MANCHOT QUI VOULAIT UNE GLACE, nous avons tous dans le cœur un petit bout des frères Guillaume. Merci pour ces 12 minutes d'air pur.




 

Et sinon, vous dire aussi qu'il existe un film où il pleut plus que dans BLADE RUNNER! Oui, oui... THE LOOMING STORM! Un film chinois de Dong Yue. Sur fond de mutation de la société chinoise - alors je ne suis pas une experte de politique socio-économique chinoise, ne vous attendez pas à une analyse de fond - un chef de la sécurité d'une usine se retrouve mêlé à une sordide histoire de serial killer. La photographie est sublime, la tension omniprésente, le décor industriel fascinant. Quant à l'histoire... et bien pour tout vous dire, bien qu'ayant été complètement happée durant presque deux heures, je n'ai toujours pas compris qui, quand, comment et pourquoi? Hahaha! J'adore! Un film qui me laisse séduite, mais avec mille et une questions. J'aime bien. C'est un peu comme MULHOLLAND DRIVE de Lynch: tension maximale, mais personne n'y comprend rien. Cela dit, on est tout de même fasciné. Je pense que je vais me replonger dans THE LOOMING STORM à l'occasion.


Venons-en à A THOUSAND GIRLS LIKE ME. C'est le choc de ce festival. Le coup de poing dans la figure, le ventre. Il s'agit d'un des deux documentaires présentés dans la compétition internationale longs métrages, et je pense, mais ce n'est que mon avis, que ce doc va très certainement remporter plusieurs prix (jury œcuménique, prix du public).




Il s'agit de l'histoire de Khatera, jeune afghane, violée par son père, dont elle a eu plusieurs enfants, qui a osé briser la loi du silence. Après avoir été dissuadée par des dizaine de mollahs de porter plainte - la corruption du pouvoir selon eux empêcherait que justice soit rendue - elle ose finalement raconter. Elle raconte que Zainab est sa fille, mais aussi sa sœur. Que penser à la complexité des relations lui donne la migraine. Enceinte une nouvelle fois, alors que son père est en prison en attente d'un jugement, on lui refuse l'avortement. Cet enfant qu'elle porte est une preuve des actes incestueux de son père. Tout mon bas ventre hurlait de douleur.

La première fois qu'elle est tombée enceinte suite aux viols, elle a mené la grossesse à terme. L'enfant a été abandonné dans le désert. 4 autres grossesses ont suivi, avant la naissance de Zainab. Et aujourd'hui, elle attend une nouvelle fois un enfant.




Sahra Mani suit le quotidien de Khatera, de sa mère et des enfants, durant toute la procédure judiciaire. Trois ans de lutte, de pressions, de menaces de mort, Trois ans où sa parole est constamment mise en doute, malgré les dizaines de témoignages. Pour la société, c'est elle la  coupable: elle n'a pas parlé tout de suite, elle ne s'est pas débattue, n'a pas résisté.

Filmé parfois en plans ultra serrés, nous sommes dans le regard de Khatera. Un regard triste d'où émane, malgré l'horreur, une force stupéfiante. Et ce lien tenace qui la lie à sa mère, victime comme elle du même bourreau. Impuissante, ravagée sous les coups, lorsqu'elle essayait d'empêcher son mari de violer sa fille dans le lit conjugal alors qu'elle était allongée à côté.




J'ai pleuré, j'ai hurlé intérieurement. Mais comment peut-on encore supporter ça? Quel genre de société peut encore tolérer de telles choses? Alors oui, l'égalité salariale c'est important. Oui, la parité aussi. Mais franchement, tant que ce genre d'inégalités de traitements subsisteront, tant que la parole de femmes violées sera systématiquement bafouée dans certaines parties du monde, c'est à cela que l'on doit travailler en premier lieu, non? Je suis pleinement consciente que mon discours peut heurter certaines amies féministes très engagées sur l'égalité homme-femme. Mais mon combat, ma colère, ma rage, se dirigent en premier lieu vers ce genre de situations totalement inacceptables, intolérables, avant de me battre pour CHF 500.- mensuels qui me séparent des mes collègues masculins. Je suis, malgré tout ce que l'on peut constater de révoltant, une privilégiée.







Cela fait seulement 10 ans qu'en Afghanistan, une loi protège les femmes des violences qui leur sont infligées. 10 ans. Et malgré cette loi, elles doivent se battre pour ne pas être considérées comme "coupables de ne s'être pas débattues". Peut-on une fois, enfin, arrêter de se cacher derrière une religion, quelle qu'elle soit, et se battre pour le respect de l'humain, sans venir y mêler tout un tas de bondieuseries? Bon sang! J'ai envie de hurler!


ST/ 20 mars 2019

lundi 18 mars 2019

FIFF 2019: du réalisme magique comme outil de résilience



Ah, le réalisme magique... je crois que l'on n'a jamais trouvé mieux pour parler et panser les blessures profondes de l'humain, que ce soit en peinture, en littérature, et dans le cadre de cette chronique, dans le cinéma.

Plusieurs fois au FIFF, et heureusement aussi dans le circuit cinématographique ordinaire, il nous a été donné l'occasion de prendre conscience des troubles de notre société et des effets collatéraux sur les hommes via ce canal d'expression. Lorsque la réalité quotidienne, historique, fusionne avec l'imaginaire, que des éléments magiques, merveilleux, surréalistes, fantastiques, viennent au secours des âmes.

Le hasard de ma sélection m'a plongée dans cet univers durant toute cette seconde journée. Cela dit, je ne crois pas tellement au hasard... probablement qu'inconsciemment, c'est exactement ce dont j'avais besoin : un peu de merveilleux.

Je vais m'arrêter sur deux films, au risque de frustrer certains. Mais voilà, c'est un choix. Les occasions de parler de vive voix des autres films ne manqueront pas.

AYITI MON AMOUR de la réalisatrice haïtienne Guetty Felin m'a émerveillée. J'ai rarement vu une personnalité aussi solaire et douce. Douceur ne rime pas avec faiblesse. Il y a chez cette femme une force phénoménale qui transparaît. En début de projection, elle nous a invités à nous laisser bercer. Ce film est fait pour ça. 1 heure 30 à entendre en permanence le bruit de la mer, ça vous procure une sérénité dingue. Rajoutez à cela une histoire qui a tout du conte qu'on vous susurre à l'oreille et ça vous remplit le cœur.

Alors oui, ça parle d'amour.  Amour filial, amour sensuel, amour de la terre. Ces trois formes d'amour se trouvent au début du film dans des situations fragiles. Un fils tente de faire le deuil quasi impossible de son père, un pêcheur est au chevet de sa femme malade et une île, Haïti, qui tente de se reconstruire après le terrible tremblement de terre de 2010.




Guetty Felin prend tout ce petit monde dans ses bras et recolle les morceaux les uns après les autres, comme une mère qui réconforte son enfant. C'est beau. C'est tendre. Cette tendresse toute maternelle est complétée par la magie de la mythologie vaudou. Vous saviez vous que selon la mythologie vaudou, les âmes devaient d'abord passer une année et un jour dans la mer, avant de pouvoir trouver le repos éternel? Je l'ai découvert. 300'000 personnes ont disparu lors du tremblement de terre. 300'000 personnes dont les familles n'ont pas pu entamer un réel processus de deuil, faute de corps. Être confronté à la dépouille d'un être cher, aussi dur que ce soit, permet d'entamer le processus de deuil. C'est une étape dont ont été privées toutes ces personnes. En quelque sorte, ce sont 300'000 âmes qui errent.

Guetty Felin intègre avec subtilité et finesse des clés de compréhension magiques dans son film. Haïti est en dialogue avec le monde, mais c'est Haïti qui, pour une fois, tient le crachoir. Et c'est bouleversant de sincérité. Certaines images ne vous quittent plus, comme ces vêtements que la mer renvoie sur les bords de plages. Cette danse que l'on observe, un petit peu voyeur ou témoin du bonheur retrouvé, c'est selon, depuis l'encadrement d'une porte. Ce dialogue entre un poète et sa muse imaginaire qui finira par se matérialiser. Ce jeune homme qui lorsqu'il se découvrira un pouvoir particulier soignera une vieille femme et par-là même soignera sa propre blessure profonde. Ce film redonne foi, non seulement en la vie, mais en l'amour. A une époque où le mot "amour" est presque devenu un  gros mot, où certaines personnes pensent que le prononcer écorche les lèvres, que le vivre est une faiblesse, Guetty Felin lui redonne ses lettres de noblesse. Merci.




Dire que j'attendais avec impatience THE DAY I LOST MY SHADOW de Soudade Kaadan est un euphémisme. Depuis OBSCURE, en 2017, je n'ai eu de cesse de suivre cette réalisatrice syrienne née en France. Qui a pu oublier ce documentaire bouleversant qui nous a permis de passer du temps avec Ahmad. Un jeune garçon qui ne veut pas se souvenir qu'il est syrien. Traumatisé par la guerre, il préfère se murer dans le silence et le sommeil. Oublier l'horreur, échapper à la réalité, avec ses armes d'enfant. Qui a pu oublier Batul, cette fillette qui a vu un homme se faire décapiter sous ses yeux et qui, lorsqu'elle parle de cet épisode semble comme déconnectée d'elle-même. Son innocence a jamais détruite, perdue. J'en ai eu le cœur brisé. Profondément humain, réalisé avec pudeur et justesse, OBSCURE m'avait bouleversée. Je n'ai jamais réussi à oublier le regard de Batul, le silence d'Ahmad. Avec eux, ce sont les visages de milliers d'enfants touchés par la guerre à travers le monde qui défilent devant mes yeux. Ces enfants traumatisés, dont les rêves, s'ils en ont encore, porteront à jamais l'odeur du sang. Que peut-on leur souhaiter, si ce n'est une résilience au-delà de l'imaginable? Comment rendre l'insouciance, qui devrait faire partie intégrante de l'enfance, à ces petits êtres? Ces questions sans réponses sont quasi insoutenables pour l'adulte privilégiée que je suis.




THE DAY I LOST MY SHADOW est le premier long métrage de fiction de Soudade Kaadan. On y retrouve toute la délicatesse de cette réalisatrice qui le don de me bouleverser.


Sana, alors que la guerre éclate à Damas, tente de préserver son enfant des ravages de la guerre. Elle essaie, malgré les coupures d'électricité régulières, de continuer à lui préparer à manger, à laver son linge. Elle essaie d'insuffler de la normalité dans son quotidien d'enfant. Toutes ces différentes façons de dire "je t'aime, je prends soin de toi". "N'aie pas peur" n'a-t-elle de cesse de lui répéter.
Un jour, la coupure d'électricité dure plus longtemps que d'ordinaire. Les réserves de gaz arrivent à leur fin et cela devient impossible de préparer un repas chaud pour son fils. Sana part alors à la recherche d'une nouvelle bonbonne de gaz. Où est le réalisme magique là-dedans vous allez me demander... il arrive lorsque Sana croise Reem et Jalal. Sana remarque rapidement que Jalal n'a plus d'ombre. Cela l'interpelle, l'inquiète. Trois jours de périple pour trouver une bonbonne de gaz. Trois jours à être confrontée aux horreurs de la guerre, à ses conséquences. Elle réalise petit à petit que Jala est en réalité mort, mais qu'il est encore là car Reem, sa sœur, n'arrive pas en faire le deuil et n'arrive pas à annoncer à sa famille que le second fils est également décédé. C'est troublant, et tellement révélateur de la brutalité de la mort dans ces zones de conflits.




Encore une fois, l'utilisation de cet élément surréaliste, permet de prendre pleinement conscience de l'horreur. C'est un moyen pour rendre supportable, pour nous spectateurs, l'inadmissible, tout en nous préservant des images réelles. Cela dit, mon imagination fonctionne tellement, qu'en général, et dans ce cas particulier, c'était insupportablement douloureux. Lorsque Sana, de retour à la maison, enclenche la cuisinière, se met à table avec son fils et que sa propre ombre disparaît, notre imagination s'affole. Soudade Kaadan nous laisse seuls avec ce sentiment de tristesse profonde, mais nous invite à réfléchir intensément. Mais que peut-on faire? Une fois de plus, à notre échelle, nous sommes impuissants. On ne peut que constater, parler. Comme le disait si justement Jean Cocteau: "On  ferme les yeux des morts avec douceur, c'est aussi avec douceur qu'il faut ouvrir les yeux des vivants". Pour que cela cesse.


ST/ 17 mars 2019





dimanche 17 mars 2019

FIFF 2019 : du sordide au sublime

Presqu'une année d'absence. Quelques posts sur les réseaux sociaux, des micro-critiques çà et là...

La remarque de deux dames croisées dans les toilettes du cinéma Rex - ne jamais sous-estimer les toilettes des dames, c'est un lieu de rencontres et d'échanges phénoménal - m'a profondément touchée. Elles ont parlé de moi quelques jours avant le début du festival, en préparant leur programme. Elles se demandaient si j'écrivais encore. Oui! Ailleurs, différemment, mais oui! Alors mesdames, vous qui allez certainement lire cette bafouille, je vous embrasse! Je me sens moins seule devant mon écran. La tenue d'un blog est chronophage, est un travail de solitaire, et parfois, la vie reprend un peu ses droits et nous éloigne de l'ordinateur... et ce n'est pas plus mal. Cela me permet de revenir fraîche et forte des expériences emmagasinées durant cette année. Mais assez parlé de moi, place à ce qui nous réunit ici, le cinéma!


Mon badge autour du  cou, le sourire aux lèvres, mon programme sous le bras, c'est sifflotante que je me suis dirigée vers la première séance de la journée: PEACE AFTER MARRIAGE de Bandar et Ghazi Albuliwi. On nous promettait une espèce de Woody Allen sur fond de problème israélo-palestinien... mouais... Pour ne rien vous cacher, et comme à mon habitude, je vais être très directe, je me suis ennuyée. Si on considère un ou deux gags de bonne facture, le reste du film est une succession de clichés insupportables! Le scénario est tellement maigre qu'à chaque fois que les réalisateurs ne savent plus comment se sortir d'une situation sordide, ils sortent un gag sur les homosexuels ou un autre cliché stupide. C'est lassant et sincèrement, je n'ai très vite plus eu envie de sourire. Constat implacable: nous étions donc en présence de la quintessence de la comédie de beauf. Le même niveau insupportable d'un QU'EST-CE QU'ON A FAIT AU BON DIEU?  Si au moins il y avait un soupçon d'humour noir dont je suis friande... mais non! Et là, je m'insurge! Présenté dans la section Cinéma de Genre: la comédie romantique, PEACE AFTER MARRIAGE est absolument tout ce que je peux reprocher à la comédie romantique de bas-étage: niais et lourd. Je ne comprends pas ce que ce film fait ici. Vous l'aurez compris, ce film est totalement dispensable. Cette section regorge de petites perles, vers lesquelles je vous invite à vous diriger. Et du soi-disant rapprochement avec Woody Allen, je ne retiendrai que le poster d' ANNIE HALL, le jazz et New-York. Voilà.


Si la journée a démarré sur un goût amer, elle a cependant réservé de très jolies surprises et on a frôlé le sublime...


THE THIRD WIFE d'Ash Mayfair, premier long métrage de cette réalisatrice vietnamienne née en 1985 (!) est d'une beauté affolante. Tout dans ce film est parfait: la photographie, les cadrages, les costumes, les décors, le scénario, les actrices... absolument TOUT! Une utilisation adéquate des allégories qui fait penser à certains chefs-d'œuvres de Terrence Malick, une connexion homme-nature bouleversante. C'est un film élégant et sensible qui conte l'histoire de May, jeune fille de 14 ans qui se retrouve mariée à un riche propriétaire terrien. Elle est la troisième femme de cet homme et devient rapidement sa favorite.




Nous sommes à la fin du XIXe siècle, au Vietnam. Les femmes sont complètement assujetties et ne sont là que pour satisfaire leur homme et sont considérées par leurs pères, comme une monnaie d'échange qui leurs permet d'engranger de jolies dots. Ceci étant posé, ce film va très certainement interroger de nombreuses femmes, et je l'espère aussi certains messieurs, sur la place que tenait et que tient encore la femme dans certaines cultures. Au-delà de ça, c'est avec une finesse absolue que la réalisatrice dresse le portrait non-seulement d'une société vietnamienne patriarcale, nous sommes au XIXe siècle, ne l'oublions pas, mais également de la jeune May qui dans un premier temps découvre la sexualité dans la souffrance, et qui peu à peu, confrontée à certains événements, va découvrir d'une part le plaisir, le désir, la faculté de dire "non" et le dur rôle de mère.  C'est sublimissime! A voir donc, de toute urgence!






JINPA de Pema Tseden est quant à lui le premier OFNI - objet filmique non-identifié - de la compétition longs métrages. Filmé en carré, ce que j'adore, produit par Wong Kar-Wai, que j'adore tout autant, c'est une histoire étrange où passé et présent se mélangent agréablement et où, en tant que spectateur, nous sommes totalement emportés dans un univers qui, au départ nous échappe un peu voire nous perd,  puis nous enveloppe complètement. Il s'agit d'un conte moderne, où toute la sagesse tibétaine nous prend par la main, sur la vengeance et la rédemption. Non dénué d'humour d'ailleurs. C'est un mélange de genres également: on passe allégrement du road-movie au western - la salle a d'ailleurs sourit lors d'une scène absolument fantastique d'entrée dans un bar qui nous rappelle Sergio Leone, en passant par la science-fiction. Oui, oui, la science-fiction. JINPA, c'est une expérience. Et je vous suggère de la vivre sans a priori, avec la curiosité qui vous caractérise, n'est-ce pas? Pour ma part, je sais déjà que je vais aller le revoir, c'est certain. Ne reste plus qu'à le caser dans mon programme... ça, c'est une autre histoire qui relève de la quadrature du cercle.






Une petite bière plus tard - oui, parce qu'il ne faut pas se laisser aller - je me suis dirigée vers les Caraïbes. La section Nouveau Territoire m'a complétement fascinée cette année. J'ai pratiquement sélectionné tous les films de la section. C'est simple, j'ai envie de tous les voir. J'ai donc commencé par celui qui m'intriguait le plus: WOODPECKERS du réalisateur dominicain José Maria Cabral. Dans un univers carcéral hostile, hommes et femmes se côtoient à travers les grilles. Les histoires d'amour naissent, les petites culottes et les mots doux s'échangent, sous le regard intransigeant des gardiens. Les prisonniers ont inventé un langage des signes qui leur permet de communiquer au-delà des grilles. Les mots d'amour fendent les airs, les jalousies s'aiguisent. Nous sommes malgré tout dans un univers violent, on ne va pas se mentir, mais cet amour qui flotte rassure et met du baume au cœur. J'ai profondément aimé ce film, qui m'a cependant quelque peu déçue sur les 10 dernières minutes. J'aurais aimé, mais c'est un goût tout personnel et pas du tout un reproche, que la fin soit plus ouverte. C'est une fin un peu "téléphonée". Un petit peu. Et ça a laissée la grande romantique que je peux être, parfois, un peu sur sa faim. Mais c'est un détail, car le film, mis à part les deux protagonistes principaux, est porté par de vrais détenus, ce qui lui confère une force rare.








ST / 17 mars 2019