jeudi 14 décembre 2017

MES JOLIES DECOUVERTES: Hugo Armstrong et Daniel Martinico

Comme vous le savez très certainement, je suis une grande amatrice du Festival del Film Locarno. Dès que cela est possible, je pose ma valise – enfin, mes valises, mon trolley et ma remorque de chaussures -  au bord du Lac Majeur, pour les deux premières semaines d’août.
Cette année, outre le fait que j’ai pris un plaisir phénoménal avec les films sélectionnés, j’y ai fait des rencontres fantastiques. J’ai eu un véritable coup de foudre pour un film en compétition – LUCKY de John Caroll Lynch, j’y reviendrai dans une autre chronique – et j’ai eu la chance de rencontrer une bonne partie de l’équipe. Du réalisateur aux scénaristes, en passant par le monteur, les producteurs et un des acteurs. C’est grâce à ce dernier, Hugo Armstrong, que je me suis trouvée pupille à pupille avec les deux OFNIS – objets filmés non identifiés – dont je vais vous parler.
Un coup de foudre ! Enfin, deux coups de foudre ! Deux films, qu’Hugo a co-écrits avec le réalisateur Daniel Martinico. Deux films forts, frontaux, proches de l’humain, mais dans lesquels un soupçon d’abstraction est insufflé.
Les deux amis se connaissent depuis de nombreuses années et déjà adolescents ils faisaient des films ensemble. Avec de la sauce à spaghettis à ce qu’il paraît. La différence aujourd’hui ? « Ça coûte plus cher ! » répondent-ils en chœur.


OK, GOOD (2012)


Paul Kaplan est comédien. Il va d’audition en audition. Un fois pour une pizza, un désherbant ou pour vanter les mérites d’un marchand de voitures. Et toujours la même sentence : « Ok, Good ». On pourrait traduire par « Bien, merci », sous-entendu, on vous rappelle. Sauf qu’on ne le rappelle jamais.

Paul a perdu le sens de l’humour, et se trouve dans un état constant d’anxiété. Il essaie de s’encourager au travers d’ateliers d’expression corporelle et de CD’s de motivation qu’il écoute en boucle dans sa voiture. Il n’a pas d’amis, vit seul. Mange des omelettes et des pâtes lyophilisées. On imagine des problèmes financiers conséquents.
Le jour où il croit remarquer une petite anomalie sur une photographie dupliquée des centaines de fois pour ses CV, sa vie bascule.

Quand on demande à Hugo et Daniel s’ils ont déjà rencontré des « Paul Kaplan », ils répondent que non pas directement. Mais que certains se sont rapprochés du personnage. Pétris d’incertitudes, au bord du court-circuit émotionnel.

Paul est un personnage ambivalent. Il a quelque chose de drôle, fait preuve de beaucoup d’empathie, mais est incapable de gérer ses émotions et de s’affirmer. Du coup, il a des explosions de colères phénoménales, lesquelles sont le plus souvent dirigées contre lui-même, même si ce sont les autres qui en font les frais. Hugo et Daniel citent Beckett pour comprendre l’aspect paradoxal de Paul, qui malgré tout « a le cœur à la bonne place » : « Nothing is funnier than unhappiness. I grant you… Yes, yes, it’s the most comical thing in the world. And we laugh, we laugh, with a will, in the beginning. But it’s always the same thing. Yes, it’s like a funny story we have heard too often, we stil find it funny, but we don’t laugh anymore».  C’est un extrait de « Endgame »… « Fin de Partie »… ça ne s’invente pas lorsqu’on se réfère à la fin du film.


Lorsqu’on interroge Hugo et Daniel sur la période à laquelle ils ont écrit le scénario, ils répondent ceci : « A cette époque, Hugo tournait beaucoup de films commerciaux. Chaque audition peut-être une expérience étrange, mais celles pour des publicités particulièrement. On demande aux comédiens de fragmenter leurs gestes, les textes, qui à cause de la rapidité du média télé demandent à être intensifiés. Il faut répéter, plusieurs fois les mêmes gestes et les mêmes mots, ce qui au final donne un peu l’impression d’être dans film tronqué de Fellini ! C’est cette idée de répétition qui a un peu structuré le film. Paul est dans une boucle continue qu’il auto-alimente. On n’a très rapidement pensé aux ateliers d’expression corporelle. Un endroit très brut, très cru, où tout peut arriver. Lorsqu’on a pensé au personnage de Paul, on a eu envie de le confronter à ces différents mondes : le monde de la vérité un peu étrange des ateliers, la succession d’auditions minables, et le dernier monde, celui intime et fermé de Paul. Mais au final, la véritable inspiration, c’est que nous avions envie de refaire quelque chose ensemble ! Hugo s’est aussi rappelé un moment de son enfance. Ce moment a aidé à construire la personnalité de Paul et à indiquer de façon précise le point de rupture où il se trouve. Donc Hugo s’était dans une piscine publique qu’il ne connaissait pas. Il était très timide à l’époque et il se souvient très bien être debout au bord de la piscine, dans un état de tension extrême, les doigts de pieds recroquevillés sur le béton. Il n’arrivait pas à se décider à sauter dans l’eau ou non. Tout le monde le regardait, les enfants comme les adultes. C’est le sentiment qu’il avait. Et le côté physique de ce souvenir est très fort. Tout son corps était tendu. Son corps était comme poussé vers l’avant, mais sa tête l’en empêchait à chaque micro-instant. Et il est persuadé que tout le monde guettait ce qu’il allait faire. Le sentiment de malaise s’en est trouvé intensifié. C’est un peu l’état dans lequel se trouve Paul. Il semble figé dans le temps, alors qu’intérieurement, une véritable guerre se met en place. Il le choix de choisir plusieurs chemins, mais est totalement incapable de faire ce choix. »

Que pourrait-on souhaiter à Paul ? Le film laisse planer le doute quant à l’issue de la situation, mais indique tout de même que la sérénité est la seule chose que l’on puisse lui souhaiter. Maintenant, par quel moyen va-t-il l’atteindre ? Tout est ouvert.


OK, Good from DM on Vimeo.



OK, GOOD est un film frontal, qui met les émotions à rude épreuve et qui nous laisse, nous spectateurs, avec des milliers de questions sans réponses.

Vous pouvez visionner le film  ici.  

·     OK, GOOD a été sélectionné au Festival de Slamdance en 2012 et dans différents autres festivals dans le monde et a remporté le Prix du Jury au Festival Mauvais Genre en 2013, ainsi que le Prix d’interprétation pour Hugo Armstrong au Eastern Oregon Film Festival.


EXCURSIONS (2016)


Vous êtes-vous déjà demandé jusqu’où on pouvait aller pour sauver son couple ? Le ver n’est-il pas déjà dans la pomme lorsqu’on se pose cette question ? EXCURSIONS offre une piste très inquiétante…
Un couple se rend dans une cabane isolée dans la forêt. Ils s’installent, défont leurs valises, rangent la nourriture. Tout cela dans le silence. Ils sont mariés depuis de nombreuses années, plus besoin de parler, ils se comprennent. Mais on sent aussi très rapidement que ce silence n’est pas uniquement dû à l’intimité qui s’est installée entre eux. Manifestement, il y a une rupture du lien qui les unit. Ils ont perdu la connexion. Ils sont très rapidement rejoints par un couple d’amis.

 Le séjour démarre sur de traditionnels jeux de cabanes, le genre de jeux un peu régressifs que l’on fait lorsqu’on est dans une cabane isolée. Ils boivent, rigolent… puis on imagine que les couples se mélangent, se dissocient. Les partenaires s’interchangent. Le malaise croît.

Ces deux couples se lancent dans une espèce de quête de leurs natures animales. Cela passe par des rites étranges – ils se jettent de l’eau glacée sur les corps, restreignent très fortement leur alimentation, s’initient au tantrisme – jusqu’ à atteindre un état de conscience proche de la folie. Ils perdent la notion du temps, de l’espace et perdent également leur propre conscience corporelle. Ils flottent au-dessus de leurs corps. Tout cela dans une succession de gros plans, à même les peaux, les yeux, dans un mélange de bruits – qui en temps normal pourraient avoir un côté sexuellement excitant – qui nous installent dans un climat très dérangeant et déstabilisant.

Le film, très kinesthésique, éveille tous nos sens, tout en nous indiquant, de manière étrangement structurée, la marche à suivre pour atteindre une sorte de folie. Les deux couples, au lieu de trouver l’extase, se retrouvent pris au piège dans un marasme émotionnel fort. Chacun totalement obsédés par lui-même, s’isolant de plus en plus, non seulement du groupe, mais surtout de son partenaire.



La bande son est traité de façon très particulière. Les sons produits ne correspondent pas forcément aux scènes que l’on voit, parfois le son est anticipé et d’autres fois, il nous renvoie à des événements qui ont eu lieu hors-champs. C’est perturbant, je vous le garantis. Perturbant, mais également fascinant, car cela fait fonctionner l’imagination de façon spectaculaire. Pourquoi avoi traité le son de cette manière ?

« Lorsque nous avons commencé à écrire le scénario, nous avons été très attentifs aux sons. Nous souhaitions que le son soit une réelle présence vivante. Dan est très doué lorsqu’il s’agit d’utiliser des bruitages. Il sait exactement quand et comment les utiliser. Toujours avec un sens profond. Très rapidement nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de musique, du moins pas dans le sens traditionnel où on l’entend. Cela nous a libérés du sens familier et permis de créer un paysage unique au-delà de toute structure formelle. Cela nous a permis de faire évoluer les personnages dans cette géographie très particulière et de les regarder prendre et perdre pieds sur un terrain totalement vierge de références. C’était fondamental pour nous. Cela nous a également permis d’appréhender cette misère émotionnelle avec beaucoup d’intuition. Nous nous sommes autorisés à suivre une logique onirique, moins rationnelle et de développer un chemin qui peut surprendre par son abstraction. Dans un sens, il y a un certain fantôme du surréalisme qui flotte et qui a hanté tout le processus de création».

Le film aborde aussi la tendance actuelle à se reconnecter à la nature : quatre personnes, dans les bois, des citadins qui tentent de renouer avec leur nature sauvage… Est-ce une façon de nous gronder et de nous dire que nous avons perdu notre instinctivité ? Que nous pensons trop et ne ressentons pas assez, pour citer Chaplin ? 

« Il y a de la beauté dans la condition inhérente à l’humain de ne « pas savoir ». Toutes nos peurs sont contenues dans cet état de « pas savoir ». Cet état qui fait miroir de manière absolument parfaite à ce que les gens appellent le monde naturel. Lorsque nous sommes effrayés par le néant, nous cherchons un point d’accroche immédiat. C’est instinctif, c’est la notion de survie. On cherche un soulagement immédiat. Ce néant, on peut le rencontrer quand tout à coup plusieurs personnes parlent en même temps. Il y a toujours un moment où le silence s’installe. Ce silence est une source phénoménale d’anxiété commune. Une des seules façons de s’en sortir, c’est de quitter le monde rationnel et d’embrasser l’absurdité. Lâcher prise. On a voulu un peu montrer cette absurdité de la vie. Pas méchamment, mais simplement en reconnaissant, de façon silencieuse, la beauté un peu idiote de notre obstination à vouloir essayer quand même de s’extirper de ce genre de situation. Alors oui, certains trouveront peut-être le film un peu simpliste, mais c’est en ordre ».



Le film m’a fait penser à une réflexion du psychanalyste français Jacques Lacan : « Le couple, cet impossible ». N’oublions qu’au-delà de tout ce qui a été écrit plus haut, il s’agit bien-là d’un couple qui tente de se sauver du naufrage. Interrogés, Hugo et Dan répondent : « L’amour, comme la mort, est un concept abstrait inquantifiable. N’importe quelle tentative de formalisation peut être vue comme un jeu. Alors on essaie de lui donner un nom, comme pour l’évaporation des trous noirs d’Hawking : on les appelle « trous noirs » ou « mon amour ». C’est la même chose. On ne peut pas décrire la circonférence de l’invisible, mais uniquement ses effets. Fondamentalement, nous ne savons rien, ni de l’amour, ni de la mort, ni des trous noirs ! Chaplin disait quelque chose de très joli : « Pourquoi voulez-vous du sens? La vie, c’est du désir, pas du sens”. Alors voilà, d’autres diront que la vie c’est le désir de sens. Et d’autres… d’autres aiment vraiment le bœuf pastrami ! »

A vous de savoir si vous avez envie de vous plonger dans cet univers particulier. Pour moi en tous cas, ce fut une expérience inoubliable.
·         EXCURSIONS a été sélectionné au Festival de Slamdance en 2016.




ST / décembre 2017