dimanche 23 février 2014

RUMEURS - Louise Anne Bouchard - 2014


En 2011, nous avions laissé Louise Anne Bouchard sur une magnifique déclaration d’amour à Marius Daniel Popescu  - L’Effet Popescu - , avant qu’elle ne nous raconte des histoires de cœurs avec  pléthore d’autres auteurs dans Du Cœur à l’Ouvrage.
Depuis fin janvier, c’est à une plongée dans la relation complexe de deux sœurs que l’auteure nous invite. Au-delà des rapports sororaux, c’est un portrait familial sans concession qui est dressé.
Viviane (écumante Dame du Lac), découvrant qu’elle doit subir la greffe d’un rein pour éviter de trop fréquentes dialyses, reprend contact avec sa sœur aînée Alma. Cette dernière a fui la maison familiale alors qu’elle n’était âgée que de 16 ans. Au fur et à mesure que le roman se déroule sous nos yeux, nous découvrons un passé terrible, une tragédie familiale. 


Des secrets et des non-dits qui tous mis bout-à-bout ont tissé une couverture de jalousie et d’incompréhension aux mailles très serrées. Le manque de communication, l’incertitude des sentiments maternels, la violence paternelle, autant d’éléments qui ont fait que chacune s’est enfermée sur elle-même.

Elles ont eu des enfants. Viviane, une fille et un garçon : Séverine et Léo. Alma, un garçon, qu’elle n’a que peu vu. Elle l’a laissé à son père avant de rejoindre la Suisse.

Un océan sépare ces deux femmes. A Montréal, Viviane lutte contre la maladie, cherche son fils qui est parti en ne laissant qu’un mot sur la table et tente tant bien que mal d’entretenir des rapports « normaux » avec sa fille. Au Tessin, Alma (la bien-nommée. Comment ne pas penser à l’épouse de Gustave Mahler et maîtresse de Gropius, architecte et fille d’Emil Schindler, peintre paysagiste. Femme indépendante d’esprit et extrêmement belle) est follement amoureuse de son chef d’orchestre de mari. Elle possède une entreprise d’architecture paysagiste et une envie de vivre « embarrassante ».


Louise Anne Bouchard

L’océan qui les sépare n’est pas que géographique. A la lecture des courriels qu’elles s’envoient, deux personnalités bien distinctes, aux antipodes l’une de l’autre, se dessinent. Cependant, malgré leurs différences, chacune possède une douleur profonde qui n’a jamais pu s’exprimer. Nous sommes voyeurs des quatre vérités qu’elles s’assènent par voie électronique. On pourrait rapprocher ce "grand déballage" de certains films de Vinterberg notamment Festen (oui, parce que c'est quand même un blog de cinéma...). Quelques fois il y a un certain malaise qui se ressent et d’autres fois, une infinie émotion se dégage de ces lettres modernes. Dans ce contexte bien sombre de la maladie, les deux sœurs tentent de se réconcilier. Comme le dit si justement Alma : «C’est le rôle scandaleux de la mort de réunir ceux qui se sont perdus de vue. »

Federico, le mari d’Alma, par son tempérament fougueux apporte de la tendresse, de la passion, de l’amour, et aussi de l’humour, à ce récit. J’en veux pour preuve son admiration pour Siffredi (oui, oui, il grande Rocco) ou encore ces instants où il décrit dans un langage fleuri que pour la première fois il bande l’après-midi, lui qui est plutôt un nocturne d’ordinaire. Oui, il nous décroche un sourire et oui, il nous donne envie d’avoir toutes un Federico dans notre vie.

L’écriture de Louise Anne Bouchard est limpide et fluide. Riche en images.  Les psychologies des personnages sont fouillées et le principe du courriel permet d'avoir différents points de vue. L’auteure possède une très grande capacité à communiquer les émotions, positives ou négatives, et un don presque effrayant pour décrire les dysfonctionnements familiaux. Les dix dernières pages sont particulièrement brutales et m’ont émue aux larmes. Mais à la fin du dernier courriel, on sent sourdre la vie et on termine cette lecture le cœur rempli d’espoir pour les descendants de Viviane et d'Alma.

Un roman qui se lit d’une seule traite.

RUMEURS de Louise Anne Bouchard, BNS Press


ST / 23.02.2014

jeudi 20 février 2014

IDA - Pawel Pawlikowski - 2013




Après avoir quitté la Pologne à 14 ans, être passé par l’Allemagne, l’Italie, après avoir étudié en Angleterre, Pawel Pawlikowski retourne dans le pays qui l’a vu naître pour nous livrer un film intimiste et contemplatif. 

Le réalisateur nous invite dans la Pologne du début des années 60. Cette Pologne qui porte encore les stigmates de l’envahisseur nazi et qui enterre ses morts aux sons de l’Internationale. C’est dans ce contexte que nous faisons connaissance avec Anna (la lumineuse Agata Trzebuchowska), une jeune orpheline recueillie par des nonnes, et qui s’apprête à prendre le voile.  Avant de s’engager, la mère supérieure l’informe qu’un seul membre de sa famille est encore en vie : sa tante, Wanda Gruz (Agata Kulesza). Elle part à sa rencontre et découvre qu’en réalité elle est née Ida Lebenstein et qu’elle n’est pas catholique, mais juive. Les deux femmes quittent la ville et partent à la rencontre de ceux qui auraient pu connaître les parents d’Ida. 


Ida découvre petit à petit la tragédie qu’ont vécue ses parents. Elle découvre également une Pologne scindée en deux : d’une part ce pays jeune qui tente de renaitre de ses cendres sur des rythmes jazzy et d’autre part cette Pologne qui tente de panser ses blessures en se tournant vers la religion, estimant qu’elle est la seule planche de salut. 


Sa tante, militante communiste, ancienne juge, échappe à sa mémoire, à ses douleurs intimes, en menant une vie quelque peu marginale, sombrant petit à petit dans l’alcoolisme. Elle tente de faire comprendre à sa nièce qu’elle n’est pas obligée de suivre un chemin que sa condition d’orpheline tend à lui imposer. Tant qu’elle n’a pas connu le plaisir des sens, comment sa prise de voile pourrait être considérée comme un renoncement ?  C’est en rencontrant un jeune saxophoniste qu’Ida sera confrontée, pour la première fois de sa vie, au libre arbitre. Elle choisira quelle sera sa vie. 

 
C’est un vrai poème mis en images que nous livre Pawel Pawlikowski. Une œuvre teintée de mélancolie. Une beauté nue. Pas d’élément superflu pour détourner notre attention du sujet principal du film : la quête de soi. Les décors sont sobres, les dialogues et la musique quasi inexistants, représentant bien la réalité de la jeune novice qui appartient à un ordre contemplatif. Si la musique apparaît, c’est qu’elle émane d’un objet qui prend sa place dans la scène: une radio, un électrophone ou un orchestre de jazz. La musique ne sert jamais à remplir le vide. A la fin du film, la seule fois où la musique surgit de nulle part, il s’agit d’un choral de Bach, « Ich ruf’ zu Dir, Herr Jesus Christ », symbolisant la présence divine et la vie qui sera désormais celle d’Ida. 



Visuellement, c’est orgasmique ! Chaque plan est d’une beauté affolante ! Pawlikowski cadre, ou plutôt décadre, de façon prodigieuse. Il place les visages dans les limites inférieures du cadre, laissant un espace immense au-dessus de leurs têtes. Ces décadrages peuvent-ils symboliser la pression du divin ? En opposition, il fait des plans au ras du sol, filmant des pieds, des chaussures. Je vous assure que cela donne des frissons. De plus, la lenteur de l’enchaînement des scènes, le choix du noir et blanc, fait immanquablement penser au cinéma du hongrois Belà Tarr, grand adepte des plans séquence quasi immobiles. Mais si l’on se concentre sur les gros plans d’Ida, on pense obligatoirement au visage de Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne D’Arc de Dreyer. Peut-être qu’Ida vit aussi, à sa façon, sa passion. Mourir à l’ancienne Anna et renaître en Ida. 

C’est un film coup de cœur que je vous recommande vivement. Un film dont la beauté ne s’exprimera que pleinement sur grand écran. 





20.02.2014 / ST

mercredi 19 février 2014

NYMPHOMANIAC VOL.2 - Lars von Trier - 2013



C’est in extremis que j'ai vu, dimanche dernier, le deuxième volume de Nyphomaniac de Lars von Trier. Dernière séance proposée dans ma ville… et fin du parcours dans le dédale sexuel de Joe (Charlotte Gainsbourg).

Je suis un peu empruntée, je dois l’avouer. Le premier volume, que j’ai défendu bec et ongles, m’avait bouleversée. J’étais très impatiente de connaître l’issue, même si, avouons-le, les grandes lignes étaient déjà, si ce n’est connues, au moins fortement supposées. 

Alors oui, Joe connaît la maternité. Le rapport avec son enfant est particulier. Pas certaine qu’elle ressente un quelconque amour maternel. Elle laisse régulièrement son enfant entre les mains  d’une baby-sitter pas très consciencieuse, afin d’aller s’adonner  à son nouveau trip : le sadomasochisme. Elle tente de repousser ses limites physiques pour voir si au-delà elle peut retrouver le plaisir. 



Von Trier se cite lui-même – on n’est jamais mieux servi que par soi-même - en proposant une scène quasi identique au prologue d’Antichrist : tandis que maman prend du plaisir, l’enfant sort de son lit, s’approche dangereusement du balcon, sur fond de neige et de Haendel… Son obsession plaisir perdu est supérieure à son instinct maternel.

Joe est une coquille vide. Elle essaie de se remplir à coups de coups de cravaches, de coups de chat à neuf queues, de « canard silencieux »  - métaphore danoise du fist – et de soumission. Elle souffre, mais en retire du plaisir. Tant mieux pour elle.

Je vous ferai grâce de la scène totalement grotesque de triolisme avec deux africains. Grotesque, vulgaire, manquant cruellement d’humour. Ou alors un humour que je n’aurai pas saisi.


En prenant de l’âge, Joe utilisera son corps pour forcer des débiteurs à s’acquitter de leurs dettes. Le corps comme arme,  un peu à l’image des FEMEN, toute proportion gardée, mais avec la même force de conviction. C’est là peut-être le seul élément féministe, et louable de ce deuxième opus… bien que, il faut l’avouer, on ne sait plus vraiment à quel saint se vouer avec les FEMEN, tant leurs combats se diversifient et s’égarent... Joe se disperse de la même façon.

Sa relation avec Seligman s’intensifie. Les confidences se font de plus en plus intimes : l’homme lui confiant même qu’il est puceau. Joe se sent pour la première fois en sécurité et à l’abri de la sexualité. Elle qui,  après avoir fréquenté un groupe de parole et s’être affranchie de toutes pressions sociales, décide, toute seule, de ne plus céder à ses envies. Seligman et son abstinence sont une bénédiction. C’est sans compter que les bas instincts refont toujours surface. Chassez le naturel et il rapplique au galop !


Ce deuxième volume me laisse un goût amer dans la bouche. Même si je ne me faisais aucune illusion sur la fin, inéluctable, je suis tout de même déçue. Le réalisateur danois glisse dans la facilité en livrant un final plus qu’évident. Le soufflé est redescendu. Ce second volet est d’une totale incohérence. Le montage est saccadé. Le chapitrage brutal, à la limite du ridicule. Oui, la déception est grande. Je dois même confesser que j’ai lutté contre une attaque de paupières phénoménale durant la seconde partie du film.

Reste plus qu’un infime espoir, celui de découvrir la version Director’s cut  qui ne sortira vraisemblablement qu’en DVD.



17.02.2014/ST

lundi 17 février 2014

ALL ABOUT ALBERT - Nancy Holofcener - 2013






Nancy Holofcener, surtout réputée pour avoir réalisé des téléfilms ou des épisodes de séries telles que Six Feet Under ou Sex and the City est aux commandes d'All about Albert…et ça se voit. 

Eva (Julia Louis-Dreyfus) est masseuse. Elle adore son job. Lors d’une soirée chez des amis, elle fait la connaissance d’Albert (le regretté James Gandolfini). Rapidement ils sont attirés l’un par l’autre et deviennent amants. Eva sympathise avec Marianne, en la massant à domicile. Elle ne sait pas tout de suite qu’elle est l’ex-femme d’Albert. Marianne parle de son ex avec beaucoup d’indélicatesse, mettant en avant principalement ses défauts. Tout cela crée la confusion chez Eva…




Passé l’histoire plutôt croquignolette de deux quadras divorcés qui retrouvent des sensations d’ados en redécouvrant les premiers papillons que procurent le début d’une nouvelle relation amoureuse, il n’y a pas grand-chose à retenir. Les quiproquos sont plutôt lourdauds et « téléphonés » comme on dit par chez moi. 

Les personnages d’Eva et d’Albert – même si Gandolfini est très touchant en gros nounours au cœur meurtri – ne sont pas très intéressants. Ils manquent cruellement de profondeur. Tout est très superficiel, alors que ce genre de nouveaux départs sont plutôt, dans la vie hors cinéma, des moments délicats qui font remettre sur la balance toutes ses envies, ses désirs et ses espoirs. 



Certes on passe un bon moment, on sourit, on s’attendrit, mais au cinéma, on attend un peu plus qu’un ersatz de téléfilm. On a le sentiment d’être chez soi, un dimanche après-midi pluvieux, affalé sur notre sofa, à zapper et à tomber par hasard sur une jolie bluette. 



Une jolie bluette, mignonne, c’est à peu près tout ce que l’on peut dire d’ All about Albert. Si vous pouvez faire l’économie de CHF 16.-, n’hésitez pas. Réservez-vous pour un agréable moment un dimanche soir sur la première chaîne française, dans quelques mois. 



16.02.2014/ST


samedi 8 février 2014

12 YEARS A SLAVE - Steve McQueen - 2013



Solomon Northup. Voilà un nom que vous n’êtes pas prêts d’oublier. 12 Years a Slave est l’adaptation de l’autobiographie de cet homme noir, fils d’esclave affranchi, né libre dans l’Etat de New-York. Charpentier et violoniste, Solomon, sa femme et ses enfants vivent sereinement jusqu’au jour où il est kidnappé et vendu comme esclave dans une plantation de Louisiane. Ses papiers, justifiant sa liberté, lui sont dérobés. Il lui est impossible de prouver son identité. Il s’appellera désormais Platt.

Son premier maître, William Ford, est plutôt bienveillant. Il est à l’écoute des conseils de Platt pour améliorer le transport des arbres. Mais les qualités de Platt créent des jalousies, notamment celle du charpentier de Ford, lequel tentera de le tuer, contraignant Ford à le revendre à un autre maître : Edwin Epps (un Michael Fassbender affolant de cruauté).

 
Epps, propriétaire impulsif et cruel, est convaincu que la Bible l’autorise à maltraiter ses esclaves. C’est désormais dans les champs de coton que Platt va passer sa vie et tenter de survivre. Il y rencontre Patsey (bouleversante Lupita Nyong’o), jeune esclave qui récolte des quantités impressionnantes de coton, bien que toute frêle. Sa beauté crée la jalousie de la femme d’Epps qui régulièrement la bat et la dévalorise encore plus que les autres esclaves, tandis qu’Epps la viole régulièrement. Entre brimades, tortures et trahisons, Platt mettra 12 ans à prouver qu’il est un homme libre.

Grand adepte des plans-séquences, le réalisateur britannique Steve McQueen nous en livre quelques-uns qui resteront à coup sûr gravés dans les mémoires. Par exemple celui, quasi insoutenable, où Platt, pendu à un saule pendant des heures, le bout des pieds glissant dans la boue, ne décroche aucun regard de ses compagnons d’infortune. C’est la mise en image de la résignation de la plupart de ces hommes et de ces femmes. Trop effrayés de prendre la parole, de sortir du rang, par crainte des représailles, souvent inhumaines, de leur maître. Dans la grande misère, c’est chacun pour sa gueule. Un autre magnifique plan-séquence est ce long close-up silencieux sur Northup (Chiwetel Ejiofor, poignant d’humanisme) qui nous arrache le cœur.

McQueen, qui a cette capacité incroyable à mettre l’humain au centre de son œuvre - ce qui était déjà le cas lorsque l'Imperial War Museum le nomma artiste de guerre officiel en Irak et qu'il lui est impossible de filmer le conflit, il réalise alors des portraits sur timbres de familles de soldats morts au combat -, nous prouve une nouvelle fois, après Hunger et Shame, qu’il est un cinéaste d’exception. Il met en permanence l’humain face à ses contradictions : Ford, maître bon et généreux qui pourtant n’est pas prêt à rendre sa liberté à Platt parce qu’il est criblé de dettes ; le mauvais maître (Epps), complètement fou, mais seul, incapable de battre ses esclaves sauf lorsque son épouse le met face à son manque de virilité ; ce contremaître qui boit pour oublier ce qu’il inflige aux esclaves ; les esclaves eux-mêmes, qui ayant perdu espoir mettent toutes les chances de survie de leur côté en fermant les yeux et en se taisant. Une morale, des valeurs, brisées par un système totalement déshumanisé.
 
Bien que s’attachant à un pan particulier de l’histoire, à une période charnière précédent la Guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavagisme, 12 Years a Slave  ramène à des questions contemporaines. McQueen questionne notre capacité à nous indigner. Sommes-nous tout autant capables d’empathie lorsqu’un réfugié ne peut produire ses papiers que lorsque Northup se fait voler les siens? En ce sens, le cinéaste britannique ne cherche pas à nous émouvoir à tout prix, bien qu’il y parvienne, mais cherche plutôt à réveiller notre sens moral et à garder notre conscience en éveil.
 
Le plus beau film sur l’esclavage jamais filmé ? Possible. Certain. D’une radicalité effrayante, frôlant l’insoutenable par instant, 12 Years a Slave est  un oxymore cinématographique : beauté des cadres, des images, des lumières et horreur du propos, des scènes.  S’il y a un film à voir en ce moment, c’est bien celui-ci.
 
 



ST / 07.02.2014