"Les petites Fugues" : c'est la liberté à laquelle nous aspirons tous. La découverte de nouveaux espaces qui jusque-là nous étaient inconnus. C'est sentir le vent dans nos cheveux, la pluie sur notre visage, le soleil sur notre peau. C'est se sentir léger et avoir le sentiment de voler. C'est réaliser nos rêves. Et c'est monter jusqu'au sommet de La Berra avec son vélomoteur et écouter siffler les planeurs entre les sommets. C'est visiter une fabrique de chocolats. C'est assister à une course de motocross et tendre une belle pomme verte au vainqueur. Et c'est manger des glaces et gagner un appareil photo. C'est surtout l'histoire de Pipe.
Plus de trente ans que Pipe (Michel Robin) est garçon de ferme chez les Duperrey. Il travaille dur. Il est considéré comme un membre à part entière de la famille. Avec ses premières rentes AVS, il décide de s'acheter un vélomoteur. Luigi, le saisonnier qui travaille sur l'exploitation, l'initie à la conduite de ce drôle de vélo. Après des débuts laborieux, Pipe prend du plaisir à ses petites escapades. Tout d'abord le dimanche, puis ensuite sur semaine, négligeant son travail et provoquant la colère de son patron. Un jour qu'il part en balade, il se prend une jolie cuite et provoque un accident à son retour. C'est la police qui le ramène à la ferme. La mobylette est confisquée. Dans un accès de colère, Pipe va jusqu'à brûler son vélomoteur. Il lui reste son appareil photo qu'il a gagné à une foire populaire. Il mitraille et accroche les photos contre les murs de sa chambre, avec fierté: c'est son reportage sur la ferme. Ultime cadeau que Pipe s'offre: un vol en hélicoptère au-dessus du Cervin. Mais déçu que le somment de ce dernier est plat, il abrège le vol et rentre à la ferme, car "il a du boulot en-dessous", du moins c'est ce qu'il dit au pilote. Et c'est là que le père Duperrey annonce qu'il remet la ferme à son fils. Mais que va devenir Pipe? Il monte une dernière fois au sommet du tas de fumier...
Michel Robin, qui interprète Pipe, n'a que 49 ans au moment du rôle. C'est un tour de force et une véritable performance d'acteur. Il est remarquable et extrêmement touchant. Pipe, c'est un peu le garçon de ferme que tous ceux qui ont grandi en campagne ont croisé. Dans mon village, il s'appelait Hermann. C'était un vieux garçon qui se déplaçait en vélomoteur (!), qui levait un peu trop le coude et qui faisait peur à certains enfants. Il était un peu simple, un peu gauche, comme Pipe.
"Les petites Fugues", c'est un concentré de poésie, une ode à la liberté. A voir et revoir ne serait-ce que les quelques scènes d'anthologie qu'il contient: la scène de l'apprentissage de la conduite avec Luigi, la partie de carte payée en chocolat entre Pipe, Josiane et Luigi ou encore la séance d'auto-portraits que Pipe effectue dans sa chambre, entre autres...
Pour le surplus, je ne résiste pas à vous faire (re)découvrir le magnifique texte qu'avait écrit Freddy Buache, membre fondateur de la cinémathèque suisse et directeur de celle-ci de 1951 à 1996, à la sortie des "petites Fugues". Un délice!
Freddy Buache : La quête de Monsieur Pipe
"Depuis quarante ans, le vieux Pipe travaille dans la même ferme de
Gros-de-Vaud. C'est dire qu'il occupe, sociale-ment, une place particulière,
typique de la civilisation paysanne de nos régions, surtout jusqu'au moment de
la mécanisation systématique de l'agriculture: dévoué, rude à la tâche, ce
domestique de campagne, par son fidèle attachement au clan, fait partie de la
famille dans tous les domaines de l'existence quotidienne ou sentimentale; on
l'invite aux fêtes, il partage les soucis ou les plaisirs de ses employeurs et,
pourtant, sur le plan précis des affaires d'argent (ou de gestion de
l'entreprise), il reste un serviteur qui n'a pas le droit à la parole. En somme,
Pipe est un esclave que le paternalisme des maîtres semble rendre heureux (il
possède le gîte, le couvert, même un peu d'affection, et de quoi se payer un
verre de vin le dimanche); mais ce bonheur apparent, proche à certains égards de
celui que vivent les gens d'aujourd'hui dans leur rapport à l'Etat, masque mal
un manque essentiel: celui de l'authentique liberté. Pipe va en faire
l'apprentissage grâce à l'acquisition d'un vélomoteur, véhicule qui va lui
permettre de s'approprier un espace qu'il fut contraint d'ignorer: celui des
champs et des forêts au-delà de son habituelle aire de labeur, celui du
lointain, celui du ciel. Le magnifique film d'Yves Yersin, par sa beauté
fraternelle et sa vérité, montre avec lyrisme la découverte de cette liberté,
les rêves qu'elle nourrit, les extases qu'elle procure, et ce qui sournoisement
la menace. D'ailleurs, ce qui la menace en constitue le prix incalculable et,
parce qu'il exprime l'inexprimable mystère de ce fondement de la condition
humaine en partant d'un intelligent scénario qui maintient vivante la
dialectique au coeur du poème, Yersin peut cerner continuellement la justesse
naturaliste pour la dépasser dans le sens du chant. Jusqu'à un certain point de
son récit, Yersin (je pèse mes mots !) signe un chef-d'oeuvre; jamais (Roméo et
Juliette au village compris avec, bien entendu, l'ensemble du nouveau cinéma
suisse) une création du septième art conçue et réalisée dans notre pays
n'atteignit ce niveau de bouleversante évidence: nos réalités extérieures et
intérieures saisies à vif dans leur particularisme, puis remodelées pour éclater
en plein universalisme concret. L'élaboration très subtile du rôle effectuée par
Michel Robin sous la direction du réalisateur n'y est évidemment pas pour rien:
il incarne Pipe le Vaudois avec une exactitude confondante et le pousse au
mythe.
Puis l'auteur s'intéresse de plus près aux actions des autres protagonistes, aux amours de Josiane avec Luigi, aux difficultés du fils avec sa fiancée et avec l'avenir de l'entreprise paysanne, aux soucis du père, aux douleurs inavouées et solitaires de la mère ; il développe des anecdotes annexes, s'attarde sur des situations secondaires, souligne des éléments qui touchaient mieux et en disaient plus, paradoxalement, lorsqu'ils étaient simplement esquissés autour de Pipe, car la réussite exceptionnelle du premier mouvement de ce spectacle tient à la façon de présenter et d'analyser l'ensemble par une seule de ses parties, de préciser sans cesse le thème général en dressant avec amour le portrait d'un individu.
A la fin, Pipe s'envole en hélicoptère et tourne autour du Cervin pour comparer ce pic célèbre avec l'image suspendue à la paroi de sa chambre que, depuis toujours, il admire en rêvant de s'en approcher. Amer constat: la pointe dorée au soleil couchant, symbole de grandeur et de pureté dans les cantiques et les prières patriotiques n'est qu'un amas de cailloux. Le tracteur a remplacé les chevaux. Le profit exige la culture intensive, l'élevage industriel, des calculs de rendement. Une civilisation qui ne manquait pas de souffrances ni d'injustices, mais qui possédait un rythme en accord avec les saisons, a disparu. Celle des technocrates et des fonctionnaires la remplace. Où, dans cette mutation, l'homme trouvera-t-il sa place ? Quel futur pour l'amical Pipe? Pour nous? " F.B.
Puis l'auteur s'intéresse de plus près aux actions des autres protagonistes, aux amours de Josiane avec Luigi, aux difficultés du fils avec sa fiancée et avec l'avenir de l'entreprise paysanne, aux soucis du père, aux douleurs inavouées et solitaires de la mère ; il développe des anecdotes annexes, s'attarde sur des situations secondaires, souligne des éléments qui touchaient mieux et en disaient plus, paradoxalement, lorsqu'ils étaient simplement esquissés autour de Pipe, car la réussite exceptionnelle du premier mouvement de ce spectacle tient à la façon de présenter et d'analyser l'ensemble par une seule de ses parties, de préciser sans cesse le thème général en dressant avec amour le portrait d'un individu.
A la fin, Pipe s'envole en hélicoptère et tourne autour du Cervin pour comparer ce pic célèbre avec l'image suspendue à la paroi de sa chambre que, depuis toujours, il admire en rêvant de s'en approcher. Amer constat: la pointe dorée au soleil couchant, symbole de grandeur et de pureté dans les cantiques et les prières patriotiques n'est qu'un amas de cailloux. Le tracteur a remplacé les chevaux. Le profit exige la culture intensive, l'élevage industriel, des calculs de rendement. Une civilisation qui ne manquait pas de souffrances ni d'injustices, mais qui possédait un rythme en accord avec les saisons, a disparu. Celle des technocrates et des fonctionnaires la remplace. Où, dans cette mutation, l'homme trouvera-t-il sa place ? Quel futur pour l'amical Pipe? Pour nous? " F.B.
Votre Cinécution
Je viens de découvrir votre blog après avoir revu hier, plus de trente plus tard, les merveilleuses petites fugues de Yves Yersin.
RépondreSupprimerMerci.
Jean-Jacques Reboux
http://jeanjacquesreboux.blogspot.fr
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerBonsoir ma maman et moi nous étions figurantes à la gare d'Arnex. Je suis très déçue on ne voit même pas les gamins de l'époque dans l'unique wagon. Mais quel bonheur de dire bonjour au Pipe. J'ai eu mon boguet grâce à lui.
RépondreSupprimerMon dieu comme le temps a passé trop vite. Je n'ai plus de maman Liliane Freiss