mardi 22 juillet 2014

BLUE RUIN - Jeremy Saulnier - 2013




Quel choc ! Vu l’an passé sur la Piazza Grande dans le cadre du Festival del Film Locarno, Blue Ruin est un film qui marque les esprits. Partout où il passe – Quinzaine des réalisateurs, Sundance, Toronto, Locarno – le film du jeune prodige américain n’en finit pas de secouer son audience. Basé sur la très triviale loi du Talion - œil pour œil, dent pour dent – il met en perspective, de façon brutale, la problématique de l’Amérique armée et les liens du sang. Ce film donne également un nom à la vengeance : Dwight. 

Dwight est sans-abris et sans repères. Traumatisé par un événement qui l’a poussé à se mettre en marge de la société. Il squatte régulièrement les salles de bains des maisons délaissées par leurs propriétaires le temps de faire un brin de toilette. Fouille les poubelles dans l’espoir de trouver une quelconque nourriture. Dort dans sa voiture. Mélange de Droopy et de psychopathe, Dwight pète littéralement les plombs lorsqu’il apprend par le biais d’un agent de police, la libération d’un mystérieux meurtrier. C’est le début des gros ennuis. Une spirale infernale et violente. 


Film à l’ambiance intrigante et terrifiante – la quasi absence de dialogues renforce l’effet anxiogène – Blue Ruin nous confronte à nos plus grandes angoisses. Que serions-nous capables de faire si l’on touchait à un membre de notre famille ? Le désir de vengeance est-il un sentiment fondamentalement humain ? Le passé de Dwight, celui de sa sœur, les liens qui l’unissent au mystérieux meurtrier et à sa famille sont révélés petit à petit sur les 92 minutes du film. Au fur et mesure que nous en apprenons plus, la tension et l’intensité augmentent. La violence se fait omniprésente. C’est un vrai thriller qui nous tient en haleine jusqu’à son dénouement final. 



Macon Blair, qui incarne un Dwight à bout de souffle, possède une grande présence physique et est de toutes les scènes. Il confère à son personnage une palette d’émotions incroyable, allant de la peur au regret, en passant par la détermination et l’hésitation. Un rôle complexe, tant le personnage évolue. Passant de novice à expert en matière de vengeance, Dwight arrive, malgré les horreurs qu’il commet, à susciter l’attachement du spectateur. Le traumatisme commun qui lie Dwight, le mystérieux meurtrier et sa famille, en font bien plus que de simples adversaires. Impossible pour nous spectateurs de prendre un quelconque parti. Nous comprenons les deux points de vue. 



Un film cynique, qui ouvre de plus larges perspectives de compréhension, notamment sur l’exemple que peuvent – doivent ? – nous donner nos parents et la puissance des liens familiaux. Un film critique sur le port d’armes aux USA, mais sans volonté de faire la morale. Il ne reste pas moins que dans un autre contexte que celui-ci, la vengeance de Dwight serait plus considérée comme de la délinquance que comme une vendetta dans le sens très méditerranéen du terme. 



Un film à ne pas mettre sous toutes les mirettes, mais à voir absolument si on est amateur de grands films qui font frémir. Ce n’est pas souvent qu’il nous est donné d’avoir de vrais frissons au cinéma, non? Alors pourquoi s’en priver ? 



ST/ 20.07.2014

lundi 21 juillet 2014

DER GOALIE BIN IG - Sabine Boss - 2014



Pedro Lenz, bien que peu connu en Suisse romande, est presque devenu une institution chez nos amis outre-Sarine, au même titre que Jeremias Gotthelf, Mani Matter ou Polo Hofer, trois autres bernois chéris pour leur usage du dialecte. Ce dialecte bernois, bien plus doux et plus lent que la majorité de ses frères. Oui, ce Bärntütsch, je l’aime. Il coule dans mes veines. C’est ma deuxième langue. Et cette histoire, simple et tendre, je l’aime aussi. Pedro Lenz en est l’auteur. En 2010, il publie Der Goalie bin ig  et instantanément son roman rencontre un succès phénoménal. Ce printemps, il a été traduit en français sous le titre  Il faut quitter Schummertal , après avoir déjà été traduit en anglais et en italien. Si vous êtes attentifs, vous verrez Pedro Lenz faire une courte apparition dans le film.

Ernst « Goalie » vient de purger une année de prison, pour avoir porté le chapeau dans une histoire de passage de drogue. Fidèle et loyal en amitié, il n’a pas dénoncé Ueli qu’il connaît depuis l’enfance. Ancien junkie, mais encore en proie à de sombres épisodes alcoolisés, « Goalie » tente de se refaire. Il trouve un nouveau travail, payé misérablement, règle ses loyers impayés et rentre dans le rang. Il le fait pour lui, mais aussi pour celle qui tout à coup, bien qu’il la côtoie depuis années, prend une nouvelle dimension pour lui : Regula. Tendre et patient, maladroit aussi, « Goalie » aime Regula et tente de la séduire, alors que cette dernière est en couple. Mais ce n'est pas qu'une histoire d'amour. « Goalie » découvrira que ses amis d’enfance, profitant de sa gentillesse, de sa naïveté dirons certains, l’ont utilisé comme bouc émissaire. Lui qui, déjà enfant, prenait la défense du petit que personne ne voulait dans l’équipe de foot. « Goalie » possède l’intelligence du cœur. 



Marcus Signer qui incarne ce anti-héros plus vrai que nature est pour beaucoup dans l’émotion qui se dégage du film de l’argovienne Sabine Boss. On dirait du sur mesure. Sa carrure est imposante. Ces gestes incertains et sa démarche hésitante. Son regard, celui d’un enfant. Il m’a profondément bouleversée. Attendrie aussi. Sous le charme ? Assurément ! 

Le personnage de « Goalie », avec ses envies d’ailleurs – comment se refaire dans un village où ta réputation et ton passé te précèdent et alimentent les conversations du seul café ? – apporte beaucoup d’humanité et une douce luminosité à ce bourg imaginaire grisâtre de la campagne bernoise. 



Les souvenirs d’enfance, les liens qui unissent les différents protagonistes, ainsi que le présent – la fin des années 80 – se mélangent subtilement sous la caméra de Sabine Boss. Même si certains se sont agacés que  Der Goalie bin ig  ait raflé quatre prix sur sept nominations lors de la dernière cérémonie des Prix du Cinéma Suisse en mars – meilleur film, meilleur scénario, meilleur interprétation masculine, meilleure musique – laissant sous-entendre qu’un puissant lobby suisse allemand avait une nouvelle fois fait des siennes, force leur est d’admettre que ce film est une très belle réussite. Un film dont on souhaite que la tendresse et la simplicité inspirent au-delà de la barrière de roestis. 

Oui, après Ursula Meier, Christoph Schaub, Bettina Oberli ou Séverine Cornamusaz (et son poignant Cœur animal), pour ne parler que de certains de nos contemporains, je crois encore au cinéma suisse. Je crois aussi à la force des histoires qui, comme l’écrit Pedro Lenz, grandissent : « Les histoires ne sont pas comme les dents, qui ne poussent que deux fois et qui sont fichues une fois qu’elles sont utilisées. Non, les histoires grandissent encore et encore. »  Der Goalie bin ig n'a pas fini de grandir.




ST / 19.07.2014

samedi 12 juillet 2014

THE ZERO THEOREM - Terry Gilliam - 2014


 
Quelle joyeuseté dans la déprime ! Gilliam, avec son humour toujours aussi corrosif, réussit là où certains cinéastes se perdent dans le drame et la mélancolie gratuite. Le réalisateur de L’Armée des 12 Singes sublime une nouvelle fois la solitude à laquelle nous sommes toutes et tous condamnés.

Dans un Londres futuriste, aux décors colorés, kitsch et toujours aussi organiques – on ne peut s’empêcher de penser à Brazil – évolue Qohen Leth (chauve, psychotique et tendre Christoph Waltz). Ce personnage sombre, paniqué à l’idée de devoir côtoyer ses congénères essaie chaque année de se faire réformer afin de pouvoir travailler depuis la maison, persuadé qu’il est en train de mourir. Incapable d’éprouver des sentiments autres que la peur, il s’isole dans sa maison, une ancienne église calcinée, dans l’attente d’un coup de téléphone qui, selon lui, devrait donner un sens à sa vie. Emmuré dans sa solitude, ce génie de l’informatique, ne s’exprime que par le « nous ». Façon très symbolique de ne pas se mettre en relation avec son propre « soi ».

 
Il travaille pour un mystérieux patron, Management (diabolique Matt Damon), aussi caméléon qu’omnipotent. Ce dernier décide de confier à Qohen un travail particulier : résoudre le Zero Theorem.

Le travail de ce solitaire sera perturbé par la rencontre avec Bainsley (délicieuse et mutine Mélanie Thierry) et par quelques personnages loufoques comme Joby (irrésistible David Thewlis), Bob, le fils surdoué du patron (Lucas Hedges) ou encore le Docteur Shrink-Rom (délirante Tilda Swinton).
 
 

Au contact de ces êtres loufoques, Qohen va redécouvrir la compassion, l’amour et le désir qui vont être les clés de la compréhension de son existence. 

Pat Rushin est à l’origine du scénario de Zero Theorem. Presqu’une première pour Terry Gilliam qui d’ordinaire est scénariste de ses films. Certes, on ne peut pas nier que Rushin est proche de l’univers de Gilliam, tant ce scénario fait penser à Brazil, tourné quelques 30 ans plus tôt. Certains thèmes sont récurrents : l’univers est sombre et pessimiste. Les aspects les plus horribles de notre société sont exacerbés dans ce futur orwellien. La technologie est désignée comme étant le grand mal de notre société, isolant les individus, les rendant incapables de communiquer de façon naturelle. Et Qohen essaie de s’en extraire par l’isolement. Par la fuite de toute relation avec le monde extérieur, se réfugiant dans certains plaisirs virtuels, balayant d’un revers de main les sentiments humains lorsqu’ils se présentent. Surtout ne rien ressentir. Se préserver des émotions dans ce monde qui fait de lui un esclave.
 
 

Dans cet univers singulier, très poétique au demeurant, tout n’est que désenchantement. Mais le plus virtuose des Monty Python distille savamment son humour au vitriol et ses personnages déjantés sur toute la durée du film. A relever la performance de Mélanie Thierry qui ne tombe pas une seconde dans la caricature et qui donne du piquant et de la douceur – eh oui – à la sculpturale et provocatrice call-girl.
 
 

Si dans la majorité des films du cinéaste les héros ont pu s’extraire de leur réalité par l’imaginaire et le rêve (notamment dans Brazil), ou par des drogues (Las Vegas Parano), il n’en est rien ici. Rien, absolument rien de peut sauver l’humanité qui court à sa perte. Totalement désespéré et délicieusement dépressif, Zero Theorem, reste tendre et touchant, grâce aux personnages de Qohen et de Bainsley. Il reste que ce film est exigeant. Qu’il soulève un nombre de questions invraisemblable auquel aucune réponse n’est donnée. Malgré cela, je dis oui, oui, et re-oui ! Mais sachez que nous sommes fichus ! Condamnés à nous perdre dans le chaos. La réalité est notre cauchemar. Si on en doutait, on en a maintenant la certitude. Mais avec joyeuseté, lucidité et cynisme.
 
 
 
ST/12.07.14