lundi 27 janvier 2014

L'INVITE : Rui Nogueira



Rui Nogueira / photo: Jeanne Quattropani


C’est une rencontre avec un amoureux du cinéma que je vous propose : Rui Nogueira. Lui qui a été l’assistant d’Henri Langlois à la Cinémathèque française dans les années 70, qui a rencontré tous les grands réalisateurs de l’âge d’or du cinéma, quelques grands acteurs et actrices, mais qui n’a pas rencontré John Wayne parce que, et je cite : « It’s just an actor ! » et qui a dirigé avec passion le CAC-Voltaire à Genève pendant plus de 30 ans. En attendant que ses désormais fameux « Je me souviens … » qu’il publie quasi quotidiennement sur les réseaux sociaux soient édités, Rui Nogueira a accepté de se pencher sur son parcours. Entre tendresse et coups de gueule. 

Vous êtes né un 28 septembre, comme Brigitte Bardot et Marcello Mastroianni… un petit mot sur l’une et l’autre ?
 
C’est leur Vie privée … c’est le film qu’ils ont fait ensemble. Brigitte Bardot a marqué mon adolescence. Elle a été la plus belle ambassadrice que la France ait jamais eue. Mastroianni, c’est une des grandes erreurs de ma vie. Je ne l’ai pas pris au sérieux. Pour moi, c’était le bellâtre italien, sans rien de plus. Et tout à coup, alors qu’il était déjà en fin de carrière, je me suis aperçu, en voyant La Peau de Liliana Cavani, il jouait Malaparte, que c’était un acteur immense. Alors j’ai vu ou revu des films qu’il avait tournés. Même des films où je ne l’avais pas aimé et pas trouvé exceptionnel. J’ai
vraiment réalisé qu’il était un très grand acteur que je n’avais pas su jugé à sa juste valeur.
 
Né à Porto en 1938, puis parti pour le Mozambique vers 4-5 ans. Retour à Lisbonne pour les études en 1961, puis départ pour Paris et finalement Genève. Où sont vos racines ?
 
J’ai quitté Porto à 1 an et demi. Je ne suis jamais retourné dans la ville où je suis né. C’est dans mes projets. Mes racines sont plutôt à Paris. Entre Paris et le Mozambique.
 
Le cinéma est entré dans votre vie par la voie orale… vous nous racontez ?
 
Sans images, oui. J’étais à l’école primaire dans un village perdu dans la brousse du Mozambique et mon père, qui était fonctionnaire, a été transféré. Pour que je ne rate pas l’année scolaire, j'ai été
confié pour quelques mois à un couple d’infirmiers qui avait vécu longtemps à Lourenço Marques, la capitale du Mozambique. Ils étaient des cinéphiles « primaires ». Ils connaissaient les acteurs, mais pas les réalisateurs. Aujourd’hui, ce seraient des gens qui aimeraient Sylvester Stallone ou Jean-Claude van Damme. A l’époque, le cinéma était tout de même à un autre niveau. C’était Bogart, Flynn… Ils me racontaient des films. Je n’ai pas été formé en entendant Blanche-Neige, des contes de Grimm ou d’Andersen. J’ai été formé avec des films. Il y a des films que je n’ai jamais vus, mais dont je connais l’histoire parce qu’on me l’a racontée quand j’étais gamin.

...avec Claude Chabrol / Photo: Nicoletta Zalaffi

 
Quel souvenir gardez-vous de votre toute première séance de cinéma ? C’était quel film ?
 
Quel film ? Je ne me souviens pas. Je sais que j’étais à Beira avec mon grand-père, que le cinéma s’appelait Rex et que le film était en couleur. Un homme, dans un hôpital, se faisait soigner par une
infirmière qui lui mettait de la pommade sur le dos et il poussait des cris pour je ne sais quelles raisons. Tout le monde riait dans la salle, c'était donc une comédie. Mais moi, on a dû me sortir parce que je pleurais. Je pensais qu’il avait mal. Je devais avoir 6 ans.

Vous vous souvenez de ce qui a été le déclencheur de votre passion pour le cinéma ?
Le premier film dont je me souviens, c’est un film mexicain, Le Corsaire noir de Chano Urutea avec Pedro Armendariz. J’ai trouvé le DVD à New-York, mais je n’ai jamais eu le courage de le revoir.
 
Peur d’être déçu ?
 
Oui. Je me souviens que Pedro Armendariz était le corsaire noir et qu’il voulait venger la mort du corsaire rouge et du corsaire vert lesquels étaient ses frères. Chaque frère avait sa couleur.
 
C’était principalement du cinéma américain qui était projeté à cette époque au Mozambique, le cinéma européen était plus facilement censuré à cause d’un sein que l’on voyait çà et là. La nudité toujours… Cela n'existait pas dans les films noirs, les policiers, westerns. Ces genres de films font toujours partie de vos préférences

Effectivement, le cinéma européen était plus facilement censuré. Ma passion était vraiment le film américain. J’adorais les films de pirates aussi. C’était Errol Flynn. Bon, Le Corsaire rouge avec
Burt Lancaster, c’était un peu plus tard. J’étais déjà adulte. Mais c’est un film magnifique. Douglas Fairbanks, Errol Flynn, Burt Lancaster étaient de sacrés acteurs qui n’étaient pas doublés pour
les cascades. J’adorais ça.

Vous vous preniez pour eux quelques fois ?

Non. Je me prenais pour un coureur automobile ou un torero. Quand il y avait des courses automobiles, je frôlais les voitures qui passaient et j’avais le sentiment qu’il ne me manquait que la muleta pour recevoir et laisser passer les voitures. Un mélange des deux genres.

... avec George Cukor / photo: Nicoletta Zalaffi
 
En 1961, retour à Lisbonne et départ précipité pour Paris après une arrestation et une sommation de vous présenter au poste de police pour avoir participé à des manifestations antifascistes contre le régime de Salazar…
 
A l’époque, j’écrivais déjà dans des journaux au Mozambique et j’avais dit que mon destin était à Paris. Il n’y avait pas d’université au Mozambique et le Portugal était une étape qui devait durer le temps des études, avant de rejoindre Paris. Finalement, cette étape n’aura duré que deux mois. Après j’ai fui vers Paris. C’était mon destin. Paris c’était prévu… pas Genève.
 
Déjà révolutionnaire et plein de tempérament…
 
Du tempérament, oui. Révolutionnaire, c’est un peu trop dire. J’étais un rebelle, un peu anar. Ce que j’ai gardé. On m’a toujours dit qu’avec l’âge ça passerait. Ce n’est pas vrai ! En ce qui me concerne, c’est devenu pire ! Je ne suis jamais content, quoi.
 
Comme disait Cioran : « Quand je n’attaque pas, je m’endors »…

Cioran c’est quelqu’un que j’ai découvert très tard. Je l’ai découvert seulement après sa mort. Il est devenu mon philosophe de chevet. C’est celui qui a dit le plus de choses qui me correspondent.
 
Finalement, malgré l’horreur du régime de Salazar, est-ce qu’on peut dire : Merci Salazar ?
 
Un jour j'ai dit à Françoise Demole, à Genève, avec qui j’avais organisé une manifestation sur les Droits Humains, que j’étais là à cause de Salazar. Elle m'a répondu que c’était grâce à Salazar, car sinon Genève ne m’aurait pas eu. C’est un de plus beaux compliments qu’on m’ait fait.
 
Départ pour Paris avec votre première épouse. Vous découvriez les femmes au travers des films de Bergman et elle trouvait son deuxième mari. C’est à ce moment aussi que vous avez rencontré celle qui partagera le reste de votre vie, Nicoletta Zalaffi.
 
Nicoletta était une touche à tout. Très douée et très cultivée. Son seul handicap, en touchant à tout, elle ne s’est pas spécialisée, imposée vraiment dans un domaine.

Vous l’avez rencontrée dans une séance à la cinémathèque française, en lui cédant votre fauteuil…
 
Absolument. Au début du mois de janvier 1962. Un dimanche matin, François Truffaut présentait des extraits de Jules et Jim, qui n’était pas encore sorti, ainsi que des extraits de ses films précédents. Bref, une conférence. Il y avait une très jolie femme assise par terre, alors que moi j’étais confortablement installé sur un fauteuil. Je lui ai cédé ma place. Ça m’a coûté très cher : 31 ans de bonheur pour cet acte absolument irréfléchi.

Nicoletta et Rui

 A Paris, rencontre avec Georges Sadoul, historien du cinéma…

Je me suis inscrit à l’institut de filmologie, mais je n’ai suivi aucun cours de Sadoul. Sadoul était une référence dans le monde entier. J’avais un ami du Mozambique, qui connaissait une femme, une infirmière – décidément, je suis lié aux infirmiers – qui faisait des piqûres à Ruta Sadoul. Cette personne a parlé de moi à Madame Sadoul et c’est de cette façon que je suis devenu un peu le protégé des Sadoul. Ils étaient des communistes engagés et qui m'ont accueilli comme une victime du fascisme. Pas faux, même si j'étais une victime privilégiée.
 
Et c’est grâce à Ruta Sadoul que vous rencontrez Mary Meerson, l’épouse d’Henri Langlois (Ndlr : un des fondateurs de la cinémathèque française) … Toutes ces femmes qui ont œuvré pour vous…
 
Je dois beaucoup à Ruta Sadoul. Heureusement que je n’étais pas vénal, sinon je serais riche avec l’aide que j’ai reçu de toutes ces femmes. C’est absolument extraordinaire ! Les femmes occupent une grande place dans ma vie. Je leur dois tout !
 
Qu’est-ce que vous retenez de votre collaboration avec Henri Langlois ?

La collaboration a été courte, mais l’amitié longue. Dans ma vie, si j’ai côtoyé un génie, c’était Langlois. Il était fou, ingérable. Il avait des raisonnements que bien souvent nous n’arrivions pas à suivre. Mais ses idées étaient toujours fabuleuses.

Vous avez dit : « Une cinémathèque, c’est comme une église »…
 
Ma femme n’aimait pas que je dise ça. Elle n’aimait pas cette comparaison. Elle était agnostique, alors que moi je suis athée. Je suis entré en cinéma comme d’autres sont entrés en religion. Je suis
excessif en tout… je ne sais pas doser. Si je m’étais lancé dans le gangstérisme, je ne sais pas ce que je serais devenu… Je suis incapable de faire les choses à moitié. Le cinéma est devenu pour moi
une folle passion. Melville disait : « Quand on aime, on aime à la folie, sinon on n’aime pas ».
 
Parlez-nous de votre arrivée à Genève…

J’étais venu présenter des films portugais à Genève. Un jour, Claude Richardet, l'un des fondateurs du CAC-Voltaire, vient à Paris et me demande quand est-ce que je reviens le voir. Je lui réponds : « quand j’aurai ta place ! ». Il m’a répondu qu’elle est à prendre, qu’il part. Il a écrit une lettre, je l’ai signée. Pour moi c’était un jeu, une plaisanterie. Sinon je n’aurais pas pris la chose comme ça. Et
deux ans plus tard j’étais à Genève, fin novembre 1977.
 
A l’époque, il y avait des quotas pour l’obtention d’un permis de travail et vous avez attendu un an pour le vôtre. C’est grâce au départ d’un joueur étranger du FC Servette que vous l’avez finalement obtenu. Vous avez une relation particulière avec le football depuis ? 

Pas du tout ! Je suis complètement allergique au football. Je ne nie pas qu’il y a une certaine beauté dans le jeu. Je me souviens avoir vu deux-trois actions de Zidane et avoir été ébloui par la beauté du
geste. Mais pour moi le football a quelque chose de terrible : c’était le grand allié du fascisme. Pendant des années, au Portugal, en Espagne, en Argentine, les gouvernements ont tenu le peuple en esclavage via le football. Je n’arrive donc pas à le concevoir autrement que comme un adversaire, un ennemi. Ce qui partiellement faux ! Mais c’est comme ça.

...avec Gloria Swanson / photo: Nicoletta Zalaffi
 
Les personnes qui ont fréquenté le CAC-Voltaire en retiennent un lieu d’échange, de partage. Un lieu familial entre gâteaux faits maison et café. Bien plus que du cinéma, donc. Et vous ? Que retenez-vous de ces 33 années à la tête de cette institution ?

Je dirais ce que Meville disait de l’Amérique : « C’est le sublime et l’abominable ». Le sublime, ça a été le contact avec le public. Ma femme disait toujours que c’était grâce à lui que nous étions là. Que nous pouvions faire le travail que l’on aimait. C’était merveilleux. L’abominable, c’était le rapport avec les autorités. Quelques-unes, pas toutes. Il y avait une sorte d’hypocrisie administrative et surtout un comité assez abominable pendant les dix premières années... J’utilisais l’argent que j’avais en trop pour acheter des films, alors que je n’avais pas le droit de le faire. Lorsque Nicoletta est tombée malade, je ne l’ai pas remplacée. L’argent des assurances reçu pendant deux ans, jusqu’à son décès, a servi à acheter des films. J’ai utilisé cet argent, au fond volé à sa vie, pour d’abord acheter des films qu’elle aimait : Party Girl de Nicholas Ray, Frontière Chinoise de John Ford, Chantons sous la Pluie et Un Jour à New-York de Gene Kelly et Stanley Donen ou Moonfleet de Fritz Lang, entre autres. Bien avant ça, j’achetais déjà des films, avec mon argent et une partie du salaire de Nicoletta. C’était notre collection. Nos enfants. Des films en 16mm, non sous-titrés. A l’époque, on pouvait passer des
films non sous-titrés. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Plus on progresse, plus on devient mentalement paresseux. Plus tard on a acheté des copies 35mm, organisé des sous-titrages et acheté des droits de diffusion. Un travail de professionnel et plus un travail de collectionneur. En tout, cela représente 1'800 films que j’ai déposés à la Cinémathèque Suisse à Lausanne.

 Dans votre esprit, l’idée d’une fondation germait déjà ?

Non, pas du tout. Il y a plus de 20 ans, j’avais pensé à une fondation, mais j’avais parlé à des gens qui m’avaient dit que ce serait source de problèmes. J’ai donc abandonné. Mais lorsque finalement en 2009, j’ai créé ma fondation, Freddy Buache m’a dit : «Fais attention, tu vas te mettre dans un sac de problèmes ! C’est très compliqué. Je réfléchirais bien avant. » L’idée de la fondation vient de Françoise Batardon, avec qui j’ai été très lié après le décès de ma femme. Elle m’a un peu mis devant des faits presque accomplis. Cette fondation, je continue à ne pas très bien l’accepter, mais en même temps j’en reconnais l’utilité.

En fait, vous aviez dans l’idée d’offrir à Genève une cinémathèque un peu à l’image de celle de Lausanne ?

Exactement. Je voulais faire ça. Je suis né pour diriger une cinémathèque, je ne suis pas né pour faire ce que j’ai fait. Cette envie, je la dois à Henri Langlois. Il ne m’a pas donné l’amour du cinéma, mais l’amour de comment gérer cet amour. C’est différent. Être un passeur. Nicoletta avait une idée : faire du bâtiment des Forces Motrices un musée du cinéma, au milieu de l’eau. On en parlait et on nous regardait un peu de travers. Genève sera toujours une ville de suiveurs, pas une ville de créateurs.
 
Quand pendant plus de trente ans on dirige une institution comme le CAC-Voltaire et qu’on nous indique la porte sans élégance, sans reconnaissance, c’est blessant ?

Nous avons travaillé, pendant tout ce temps - ma femme jusqu'à son décès en 1994 - le samedi, le dimanche, sept jours sur sept. Nous n’avons jamais pris de vacances. J’ai eu le sentiment d’avoir affaire à des ploucs. Avec des exceptions bien sûr. Alors non, ce n’est pas blessant, je les méprise trop pour être blessé. J’étais certainement blessé au départ, mais aujourd’hui, c’est du mépris. Cela ne concerne que trois ou quatre magistrats que je nommerai dans mes mémoires...
 
Ne pas avoir pu garder les films, les partitions, les affiches, tout ce qui a été réuni pendant des années ici à Genève et devoir les confier à Lausanne, est-ce que c’est un échec pour vous ?

Non. Les raisons qui m’ont poussé à le faire découlent d’un échec. A la réflexion, le temps permettant de mettre les choses à leur place, le siège de la fondation reste à Genève, et les pièces sont à la Cinémathèque Suisse. Il faut savoir si on fait les choses pour soi ou pour les autres. Moi, j’ai fait tout ça pour le cinéma et la Cinémathèque Suisse est l'organisme idéal pour ça.

...avec Howard Hawks / photo: Nicoletta Zalaffi

 
Dans votre vie, vous avez rencontré beaucoup de gens de cinéma, été intime d’Otto Preminger, de Nicholas Ray, de Samuel Fuller, de Vincent Sherman et de Jean-Pierre Melville, à qui vous avez consacré un livre qui fait référence. Vous avez assisté Eric Rohmer et Jean Eustache. Quel est le secret pour ne pas devenir blasé et conserver cette capacité d’émerveillement ?
 
Il n’y a pas de recette. Encore aujourd’hui, quand je pense à mon parcours, je n’arrive pas à m’imaginer que depuis la brousse du Mozambique, parmi des lions, des léopards, en rêvant des grands noms du cinéma avec les récits de ce couple d’infirmiers, qu’un jour je rencontrerais ces personnes. Comment aurais-je pu m’imaginer qu’un jour je rencontrerais Gene Kelly, que j’irais chez lui, dans sa piscine ou chez Edward G. Robinson, Preminger, Sherman, etc. … Encore aujourd’hui je n’y crois pas. C’est un autre qui a vécu ça. Je ne serai jamais blasé parce que je ne me suis jamais pris au sérieux.
J’ai toujours fait les choses sérieusement, mais je ne me suis jamais pris au sérieux. J’ai toujours fait les choses comme si c’était la dernière fois… même l’amour il faut le faire comme si c’était la dernière fois, à chaque fois !

Est-ce qu’il y a des rencontres manquées que vous regrettez ? Je pense notamment à John Wayne…
 
John Wayne, oui, je le regrette. Ava Gardner, moins. Si j’avais rencontré John Wayne, avec un photographe, je crois que les murs de mon appartement seraient recouverts de photos de lui et
moi. C’est une passion. Peut-être parce que je ne l’ai pas connu. J’ai un respect immense pour les hommes et les femmes de cette époque. Ils m’ont tout donné et ils ont vraiment bâti mon bonheur. Mais peut-être que je regrette aussi d’avoir connu certaines personnes. L’image que j’avais d’eux était meilleurs que la réalité. Peut-être est-ce un bien de n’avoir pas rencontré John Wayne. Errol Flynn, c’est aussi un regret. J’ai toujours été fasciné par lui et je le suis encore.
 
Vous avez rêvé un jour, enfant, comme certains rêvent d’être pompier ou médecin, d’être Errol Flynn ?

Non… (silence) … C’est marrant que vous posiez cette question. J’ai rêvé une fois que j’étais un acteur. Un acteur qu’aujourd’hui je considère comme très mauvais acteur, mais à l’adolescence j’étais fasciné… j’ai rêvé d’être Gregory Peck. J’aime beaucoup Peck des débuts, mais son jeu était très limité. Tandis qu’Eroll Flynn était un immense acteur. Prodigieux ! L’idole de Flynn, c’était John Barrymore qui reste pour moi le plus grand acteur de tous les temps.

Qu’est-ce qui a fondamentalement changé dans le cinéma aujourd’hui ?

Il y avait une vie ensemble. A la grande époque du cinéma, les gens occupaient les studios, le temps d'un tournage. Tous vivaient ensemble, coupés de la vie extérieure et plongés dans leur travail.
Ils étaient inaccessibles. Delon a dit qu’aujourd’hui un jeune acteur rêve de ressembler à n’importe qui. Alors que ce n’est pas ça. Un acteur doit être une star, quelque chose d’inaccessible, d’irréel.
Cette banalisation de monsieur tout le monde, madame tout le monde, ça brise les rêves. Quand on me dit le cinéma c’est la vie, non ! Si le cinéma était la vie, je n’aimerais pas le cinéma. C’est l’évasion de la vie. La vie rêvée. Je vais au cinéma pour sortir de la vie, pas pour y pénétrer. Alors c’est peut-être pour ça, même en ayant infiniment de respect et en ayant vu des choses absolument fabuleuses,
que je ne suis pas un grand amateur de documentaires.
 
Le documentaire, qui est tout de même une des forces du cinéma suisse, m’amène à la question suivante : quel regard portez-vous sur le cinéma helvétique ?

Absolument, et ils le font très bien d’ailleurs. Sinon, je suis très peu le cinéma suisse actuel et le cinéma actuel tout court. J’ai quelques réalisateurs fétiches : Jacqueline Veuve, Fredi Murer, Alain
Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta. Goretta, pour moi, c’est celui qui a fait un peu une carrière à l’américaine. Dans le sens où il a touché un peu à tout. Un cinéaste de terrain. Tanner, c’était plutôt
un auteur. Soutter, un homme extraordinaire et un très bon cinéaste.

Comment expliquez-vous que les cinéastes suisses, je parle du documentaire, partent tourner à l’étranger ? Qu’est-ce qui les poussent à ne pas tourner la Suisse ?

Il y a des problèmes en Suisse aussi graves qu’ailleurs et personne pour les traiter. Pour trouver des problèmes, il suffit de regarder autour de soi. Je pense que c’est dû à la situation géographique de la Suisse. Max Frisch disait que la Suisse est un pays entouré de montagnes et qu’il n’y a pas la mer qui offre cette évasion, cette ligne de fuite. Les montagnes encerclent, écrasent. Dans tous les grands accidents d’avion, il y a toujours des suisses parmi les victimes. Toujours. Les Suisses ont besoin de quitter la Suisse, de quitter le sentiment d’oppression. Je pense que c’est ça.

...avec John Houston / photo: Nicoletta Zalaffi
 
Vous avez croisé beaucoup de cinéphiles. Qu’est-ce que vous pourriez souhaiter aux cinéphiles d’aujourd’hui ?

De bien connaître les bases de ce qu’ils aiment. Je connais des cinéphiles qui n’ont jamais mis les pieds dans une salle de cinéma. Je connais des cinéphiles qui croient que le cinéma a commencé en l’an 2000. De la même façon que si on s’intéresse au théâtre, il faut connaître les tragédies grecques, Shakespeare, Racine, dans le cinéma, il faut connaître les grands classiques pour s’approprier les codes et pour savoir que le cinéma n’est pas né aujourd’hui. Le cinéma a atteint son sommet à l’époque du muet. Bien sûr, avec le son il a évolué. Mais le cinéma n’est pas mort, loin de là, mais il est différent. Je leur souhaite d’aller dans des salles de cinéma, de se rencontrer, de partager.

 Il y a une question que vous auriez souhaité que l’on vous pose et que l’on ne vous a jamais posée ?
 
(rires)…. Qu’une femme me dise : qu’est-ce que tu fais ce soir ?

Qu’est-ce que tu fais ce soir, alors ?

Silence et rires…


Propos recueillis le 25.01.14, Genève / ST

lundi 20 janvier 2014

YVES SAINT LAURENT - Jalil Lespert - 2014


 
YSL … Qui ne connaît pas ses trois lettres qui entremêlées représentent à elles seules la haute-couture, la modernité ? YSL, c’est surtout un homme : Yves Saint Laurent.  Prodige de la couture, créatif incroyable, visionnaire. Un homme qui n’aurait jamais pu être qui il a été sans Pierre Bergé, son compagnon, son associé, son protecteur.

C’est par la voix, le regard de Pierre Bergé (énorme Guillaume Gallienne) que Jalil Lespert nous propose de découvrir la vie de celui qui a révolutionné le vestiaire féminin. Alors que Coco Chanel a libéré les femmes du corset qui les entravait, Yves Saint Laurent leur a donné les moyens vestimentaires de s’affirmer. Non pas comme égales de l’homme, mais comme rivales.

 
 
 
Tout d’abord assistant de Christian Dior, puis à la tête de cette maison au décès du maître, Yves Saint Laurent et Pierre Bergé – rencontré lors de son tout premier défilé pour la maison Dior en tant que directeur artistique – créeront la maison Saint Laurent à la fin des années 50. Appelé à faire son service militaire en pleine Guerre d’Algérie, il est hospitalisé pour dépression et licencié au même moment par la maison Dior.

Yves Saint Laurent (incarné par le troublant et bouleversant Pierre Niney) montre une certaine faiblesse psychologique. Pierre Bergé lui promet de s’occuper de tout, lui n’aura qu’à créer. L’angoissé de naissance peut dès lors créer plus ou moins sereinement. C’est sans compter les différentes addictions qui entreront dans sa vie par la porte la plus facile à défoncer, celle du manque de confiance en soi.  Saint Laurent est timide, réservé, modeste, dévoué à une seule et unique chose : la création. Travailleur acharné, jusqu’à l’épuisement, l’inactivité ou le manque d’inspiration le pousseront dans les bras dangereux de l’alcool, du sexe et de la drogue. Ces miroirs aux alouettes lui donneront des ailes et feront de l’année 1966 une année scandaleuse avec le premier smocking pour femme.  
 
Le couple Bergé – Saint Laurent, aura vécu plus de 50 ans ensemble. Traversant bien des orages. Infidélités amoureuses, sexuelles, dépendances. Rien cependant ne saura séparer ces deux hommes qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. Pierre Bergé, à la mort de Saint Laurent en 2008, se séparera de toutes les œuvres d’art qu’ils avaient acquises ensemble. Sans Yves, elles n’avaient plus de sens. C’est bel et bien ce fil d’or, cet amour inconditionnel, fou, qui coud le film et lui donne sa splendeur.

Jalil Lespert livre un film pur, pudique, élégant et sensible. Il n’a jamais peur du silence, ce qui donne de la magie à la première partie du film. Les dialogues sont économisés, et remplacés par moment par de la musique originale (étonnante et superbe partition d’Ibrahim Maalouf) ou encore des airs d’opéra, tel cet air de La Wally de Catalani interprété par Maria Callas qui rend bouleversantes les cinq dernières minutes du film. A couper le souffle. Et ces magnifiques toilettes qui émaillent le film comme des peintures presque irréelles… De quoi rendre le plus sceptique fou d’amour pour la haute-couture.
 

Un seul bémol à relever. Le manque d’audace de Lespert. J’aurais aimé qu’il aille plus au fond des choses, quitte à écorner un peu l’idole. Il n’a pas osé approfondir et s’est contenté, sur certaines séquences, d’effleurer le sujet. C’est dommage. Même si je peux comprendre. Yves Saint Laurent est tellement attachant par sa candeur, son côté petit oiseau à protéger, qu’on peut avoir peur de le blesser, même post mortem. Mais c’est peut-être aussi cette retenue qui lui a valu de recevoir la bénédiction de Pierre Bergé.

J'ai toujours su que j'avais de l'admiration pour Yves Saint Laurent. Ce soir, j'ai découvert que je l'aimais.
 
 ST/20.01.14
 
 
 
 
 
Le petit plus: voici des extraits de son discours d'adieu, lu lors de son dernier défilé en janvier 2002:
 
 
«Mesdames et messieurs, je vous ai conviés pour vous annoncer une nouvelle importante. J'ai eu la chance de devenir, à 18 ans, l'assistant de Christian Dior, de lui succéder à 21 ans et de rencontrer le succès dès ma première collection en 1958. Depuis, j'ai vécu pour mon métier et par mon métier. Je veux rendre hommage à ceux qui ont guidé mon action et m'ont servi de référence. Tout d'abord Christian Dior qui fut mon maître. Balenciaga, Schiaparelli. Chanel, bien sûr [.].
 
«En ouvrant en 1966, pour la première fois au monde, une boutique de prêt-à-porter à l'enseigne d'un grand couturier, j'ai conscience d'avoir fait progresser la mode et d'avoir permis aux femmes d'accéder à un univers jusque-là interdit. Comme Chanel, j'ai toujours accepté la copie et je suis très fier que les femmes du monde entier portent des tailleurs-pantalons, des smokings, des cabans.
Je me dis que j'ai créé la garde-robe de la femme contemporaine, que j'ai participé à la transformation de mon époque. Je l'ai fait avec des vêtements, ce qui est sûrement moins important que la musique, l'architecture, la peinture, mais quoi qu'il en soit, je l'ai fait. On me pardonnera d'en tirer vanité, mais j'ai cru que la mode n'était pas seulement faite pour embellir les femmes, mais aussi pour leur donner confiance, leur permettre de s'assumer. Je me suis toujours élevé contre les fantasmes de certains qui satisfont leur ego à travers la mode. J'ai, au contraire, voulu me mettre au service des femmes. C'est-à-dire les servir. Servir leur corps, leurs attitudes, leur vie. J'ai voulu les accompagner dans ce mouvement de libération que connut le siècle dernier.[.]
 
Je veux remercier ceux qui m'ont fait confiance. Michel de Brunhoff qui me conduisit chez Christian Dior. Mack Robinson [.], Richard Salomon, Pierre Bergé, bien sûr. Il m'est impossible de citer tous les premiers et premières d'atelier qui m'ont accompagné. Pourtant, qu'aurais-je fait sans eux? Tous les ouvriers et ouvrières dont le dévouement admirable m'a tellement aidé [.]. Je veux remercier les femmes qui ont porté mes vêtements, les célèbres et les inconnues [.].
 
J'ai toujours placé au-dessus de tout le respect de ce métier qui n'est pas tout à fait un art mais qui a besoin d'un artiste pour exister. Je pense que je n'ai pas trahi l'adolescent qui montra ses premiers croquis à Christian Dior [.]. Tout homme pour vivre a besoin de fantômes esthétiques. Je les ai poursuivis, traqués. Je suis passé par bien des angoisses, bien des enfers. J'ai connu la peur et la terrible solitude. Les faux amis que sont les tranquillisants et les stupéfiants. La prison de la dépression et celle des maisons de santé. De tout cela, un jour je suis sorti, ébloui mais dégrisé. Marcel Proust m'avait appris que «la magnifique et lamentable famille des nerveux est le sel de la terre». J'ai, sans le savoir, fait partie de cette famille [.].
 
Les plus beaux paradis sont ceux qu'on a perdus. Pourtant j'ai choisi aujourd'hui de dire adieu à ce métier que j'ai tant aimé[.]. Je veux vous remercier, vous qui êtes ici et ceux qui n'y sont pas, d'avoir été fidèles aux rendez-vous que je vous ai donnés depuis tant d'années. De m'avoir soutenu, compris, aimé. Je ne vous oublierai pas.»

In Libération du 8 janvier 2002

 
 
 
 

jeudi 16 janvier 2014

NYMPHOMANIAC VOL.1 - Psychanalyse-moi! Entretien avec Violaine Clément, psychanalyste


Violaine Clément
Nymphomaniac : voilà un film qui fait causer dans les salons !

Les critiques, qu’elles soient présentes dans les journaux, sur le web, sur les réseaux sociaux, sont très tranchées : j’aime, j’aime pas. Pas de tiédeur à l’horizon, même si certains sont tout de même encore indécis et se réservent pour le 2ème volume.

Une chose m’a cependant frappée. Les hommes et les femmes, pour la majorité d’entre eux – il y a bien sûr des exceptions – ne perçoivent pas ce film de la même manière. Les hommes le rejettent assez violemment tandis que les femmes lui trouvent poésie et profondeur.

Refusant de me contenter d’une réponse à la « les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus », la curieuse que je suis a voulu en savoir plus. J’ai donc pris contact avec Violaine Clément, psychanalyste. Est-ce que Freud ou Lacan ont des esquisses de réponses pour expliquer cet état de fait ? A découvrir dans l'entretien qui suit.
 

Cinécution: Nymphomaniac : un titre racoleur ?

Violaine Clément: C’est marrant comme question, je ne me la serais pas posée. A priori, moi, ça ne m’aurais pas racolée. Mais je pense que oui, il pointe quelque chose qui attire: le sexe. Si tu vas te balader dans une station essence, tu as l'impression que 80% des journaux qui sont vendus sont des journaux pornos. En y pensant, oui, c’est effectivement un film avec un titre racoleur.

Est-ce dû à l’imaginaire collectif qui considère la nymphomanie comme une maladie sexy, particulièrement excitante pour les hommes ?

Je ne sais pas vraiment si c’était fait pour. Cependant, on peut supposer. Personnellement, un titre comme ça ne m’attire pas. De plus, pour moi, la question de la maladie est discutable. Quand je suis allée voir Shame,  si le titre avait été en français, donc La Honte, ça m’aurait plus intriguée. La mort et le sexe sont de grands sujets qui attirent. Melancholia  en est un très bon exemple. Maintenant, qu’il ait voulu parler plutôt à l’imaginaire des hommes, je ne crois pas.  La preuve, les femmes sont plus sensibles à Nymphomaniac que les hommes. C’est un thème universel.

Est-ce que les hommes avaient peut-être une attente plus grande que les femmes du fait que Lars von Trier avait annoncé un porno ?

Je ne pense pas que cela explique le malaise. Il y a une stratégie de communication avant les films et c’est vrai que si tu souhaites que beaucoup de personnes viennent le voir, tu te sers de cela. Maintenant, il n’a pas caché qu’il allait parler de quelque chose de très fort. Pour moi, le porno est relié à l’image de ce cinéma rempli de petits vieux pas très ragoûtants…  mais il est vrai que certains hommes, certaines femmes ou certains couples ont besoin du porno pour s’allumer. Si Lars von Trier n’avait fait qu’un film porno, cela n’aurait pas été intéressant.

Pourquoi cette sexualité sans limites attire autant les gens ?

Si la sexualité était bien limitée, la sexualité « planplan », cela ne ferait pas parler.  Voir Monsieur et Madame Bien-élevés faire l’amour, tu n’en as rien à faire. La guerre, le nombre de mort, les histoires de fesses du Président, ça fait lire et ça intéresse les gens.  Peut-être que certains iront voir ce film pour cette sexualité-là. J’étais personnellement dans une salle assez comble,  à côté de trois jeunes. Au bout d’un moment je me suis fâchée.  Ils gloussaient et je ne trouvais pas cela rigolo. Pour moi, il n’y avait pas de quoi rire. Il s'agissait de deux filles et d'un garçon et probablement qu’une des deux filles tenait à faire savoir au garçon un certain nombre de choses et ça passait par ce rire-là.

Sur les réseaux sociaux et dans certains nombre de critiques, la majorité des hommes rejettent ce film avec une certaine violence, tandis que les femmes ressentent plus d’empathie pour l’héroïne et y voient une certaine poésie. Comment expliquer cela ?




Si tu es une femme, tu l’écoutes cette jeune femme qui raconte sa vie. Tu te souviens d’un certain nombre de choses qui toi-même t’ont poussée à  faire des trucs que tu ne racontes pas à tout le monde.  Donc on se sent par moments aussi bête qu’elle, aussi naïve qu’elle et aussi surprise par la violence de la chose. La première fois, par exemple, ces trois coups par devant et cinq par derrière. Oui, c’est bien des coups !

J’aime  bien cette idée de la psychanalyse qui racontait que la première fois que l’on fait l’amour, homme ou femme, c’est toujours trop tôt.  On peut avoir 60 ans, si c’est la première fois, c’est trop tôt. On ne s’attend pas à ça. Comme femme, on peut s’identifier à elle. Par contre, en tant qu’homme, on ne peut pas s’identifier à ces crétins qui la sautent parce qu’elle se propose. Ce sont des hommes objets.  Le pauvre type dans le train qui se fait avoir alors qu’il veut aller faire un enfant à sa femme, franchement il a un rôle d’abruti.  Je pense que les hommes se sont aussi parfois trouvés dans ces situations. C’est beaucoup moins agréable pour un homme que pour une femme d’accepter que oui, parfois, on est con.

 Ça les touche dans leur virilité ?

Je pense qu’il y a de ça. Un homme se sait, a priori, souvent, un peu piégé par la femme. Il en a très peur. Il se tient à distance. Et là, On t’en enfile toute une série de ces hommes… c’est très désagréable. Les femmes ne sont  jamais prises en série. Les hommes y passent tous. Il n’y en a pas un qui résiste. Il y a une sorte d’universalisation : les hommes sont tous les mêmes. Tandis que Joe (Charlotte Gainsbourg) peut décider avec lequel elle couche et avec lequel elle ne le fait pas.  Je pense que dans la 2ème partie, il y aura autre chose.

Dans la 2ème partie, dans ce que l’on a déjà pu découvrir, elle se tournera vers le SM, plutôt en tant que soumise…

Là d’une certaine manière il y a inversion des rôles. Mais pour jouir, pour elle, il y a nécessité de mettre l’autre en position de maître. Dans le SM il y a une position assez perverse à chercher un autre pour être son maître. Mais celui qui accepte d’être le maître est objectalisé. A moins qu’il soit consentant.  On voit bien dans la première partie que ces hommes ne sont pas vraiment consentants. Ils font ce que Joe leur demande de faire, comme des machines.



 Joe fait le distinguo entre désirs et besoins….

Je n’aime pas trop le mot besoin. On n’a pas tellement de besoins, à part manger, dormir, respirer.

De toute façon, chez les êtres humains, ce sont toujours des désirs. Mais est-ce que ce sont vraiment des désirs ou bien plutôt des pulsions ? Est-ce qu’elle maîtrise vraiment tout ce qui se passe ?

Au départ, il faut absolument qu’elle ne soit plus vierge. Ce n’est pas un désir. C’est une sorte de nécessité à laquelle elle est soumise. Elle doit se débarrasser de quelque chose qu’elle aurait en trop : sa virginité.  Ensuite, elle imite sa copine et elle ne sait pas vraiment pourquoi elle le fait. Elle fait simplement ce qu’on lui dit de faire. Sa position subjective de jouissance, c’est d’être une mauvaise personne. Ça lui convient de l’être. 

Elle n’a aucune sensation d’avoir fait quelque chose de mal. Elle dit que c’est mal parce que la société dit que c’est mal. Mais elle, fondamentalement, ne pense pas aux autres. On peut même se demander si les autres existent vraiment.  On jouit tous de soi-même. En couple ou dans la vie en général. Elle ne découvre qu’il y a un autre que quand elle commence à raconter son histoire et qu’elle se rend compte que ça intrigue son interlocuteur. Qu’est-ce qui se passe le jour quelqu’un lui dit non ? Parce que personne lui dit non. C’est impressionnant quand même.

Lacan disait qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Il y a elle et c’est tout. C’est peut-être pour ça que les hommes se disent : mais alors nous, on est quoi ?

Pour les femmes, il y a, parfois, un peu de ça dans la relation. Ça veut dire que j’accepte qu’il me fasse l’amour, qu’il fasse ceci ou cela, etc… mais je peux toujours dire que c’était pas tout à fait ça.  Au moment où Joe fait vraiment l’amour, elle ne sent plus rien. Elle s’interroge : qu’est-ce que je fais là ? Subitement, il y a une interrogation qui n’existait pas avant.  Par exemple dans le train, il n’y a aucune question. Elle se contente de les décharger, de les soulager. On se demande si quelque chose pourrait mettre fin à cette série. Et si oui, quoi ?

Certaines personnes qualifient Lars von Trier de misanthrope et particulièrement dans ce film, et vous ?

Si c’était un film de misanthrope qu’est-ce qui lui prend de nous parler de ce sujet ? Il interroge vraiment le rapport sexuel, le rapport à l’autre. Ce besoin un peu cru et toujours un peu insatisfaisant qu’est la sexualité. Imaginons que le sexe soit satisfaisant… Tu ferais l’amour une seule fois comme les abeilles et après c’est fini. Tu es une reine et tu ponds ! Non merci ! Je suis très contente que ce soit insatisfaisant ! Si nos besoins étaient satisfaits, c’est bon, on pourrait arrêter de vivre. On continue d’expérimenter et de chercher l’autre constamment.  J’aime l’idée que si tu comprends vraiment ce que veut l’autre, à la limite, tu ne l’aimes plus.

Chez les animaux on peut parler de besoins.  Chez les êtres humains, quand un garçon invite une fille à venir prendre un café, la fille se posera tout de suite la question s’il ne s’agit effectivement que d’un café.

 Ce qui nous différencie des animaux, c’est la notion de plaisir, non ?

Je ne suis pas certaine que les animaux n’aient pas de plaisir. Freud a travaillé sur les anguilles. Il s’est aperçu que si l’on met une goutte d’acide sur l’anguille, elle se rétracte. C’est comme nous, si on met la main sur une plaque, on la retire, à moins d’avoir un sérieux problème. Mais ce qui lui a valu d’être aussi connu, c’est qu’il y a l’au-delà du principe du plaisir. C’est quand même bizarre chez cette femme. Si ce n’était que du plaisir, elle arrêterait. On ne peut pas dire, objectivement, qu’elle ressent du plaisir. Il  y a une pulsion de mort qui est à l’œuvre. C’est une pulsion qui est à l’œuvre chez chacun de nous, mais qu’on ne veut pas admettre. Ça nous pousse à faire des choses : fumer, picoler, se droguer…

 Nous sommes donc tous suicidaires ?

Oui. Le problème c’est que lorsque tu as affaire à un vrai suicidaire, tu essaies de voir quels sont les moyens mis en œuvre pour rendre le suicide un peu plus long. Pour ne pas court-circuiter la suite logique des choses. On va tous mourir. Lars von Trier l’a montré dans Melancholia. Oui on va mourir, mais personne n’y croit. On vit tous comme si on n’allait pas mourir. Personne ne vivrait comme ça en sachant qu’il va y rester dans la demi-heure.  Lars von Trier nous montre comment chacun essaie de se débrouiller avec ce principe.  Cette femme, Joe, a une manière de s’y prendre qui est extrêmement dangereuse. C’est ce frisson lié à un danger que l’on cherche. Mais on y met plein de barrières pour ne pas y aller complètement. Le danger lié à la sexualité et le même que celui lié à d’autres addictions : il t’empêche de faire autre chose. Elle se retrouve toute seule. Ça commence à prendre une autre forme lorsque Joe peut commencer à raconter son histoire. Et ça nous intéresse. Il y a un aspect voyeur  et ça interroge chacun sur sa propre sexualité. C’est pour ça que l’idée de maladie, je ne l’aime pas trop. Elle fait une espèce de comptabilité. Ce n’est pas un besoin, ni un désir.  Huit par soir… Impossible, sinon elle ferait ça toute la nuit. Pour moi, cette femme a un job. Je pense qu’elle doit condenser.

Joe a bien compris qu’elle pouvait jouir. Sinon, elle n’aurait pas continué. Quelque chose dans son corps a dû se réaliser. Mais elle cherche en permanence si ce n’est pas mieux avec un autre. C’est une chercheuse. Le vrai rapport au sexe est beaucoup plus proche de cela que le rapport fleur bleue.
Une des scènes choquantes, c’est l’excitation au moment du décès de son père…

Beaucoup d’êtres humains ont des excitations dans le corps qui n’ont rien à voir avec la réalité de ce qu’ils vivent. Etant donné que la mort est un de ces moments forts, face à un mort, qu’est-ce qui s’empare de toi ? Je peux supposer que certains hommes ont des érections. Mais c’est insoutenable rien que d’y songer. Je peux supposer aussi qu’une femme ressente quelque chose de l’ordre de l’excitation.  Cela ne veut pas dire qu’il ou elle veut faire l’amour. Cela veut dire que quelque chose dans son corps est dérèglé et qu’il faudrait arriver à comprendre ce qu’il se passe. C’est très bien montré, même si c’est très excessif. J’ai un peu l’impression d’avoir affaire à un sous-titrage  pour crétin, "au cas où tu n’aurais pas compris".

 Au fond, le sexe c’est rassurant  et instinctif?

Il n’y a pas d’instincts. Si c’était instinctif, on baiserait que quand il faut !

J’adore l’idée que dans les homes, les résidents ont des relations sexuelles. Et je trouve ça dingue que ça dérange les soignants. Il en va de même pour la sexualité des personnes handicapées. On trouve cela bizarre que les handicapés aient des relations sexuelles. Mais enfin !

Toute société vise à contrôler la jouissance. On est actuellement dans une société où on n’a jamais autant contrôlé et paradoxalement,  où il n’y a jamais eu autant de manières différentes de jouir. Il n’y a plus de modèle « normal ». Les sociétés ont toujours essayé de créer des modes d’emplois qui invariablement vont être détournés.

 Et de toute façon, les modes d’emploi sont toujours en chinois…

(rires)… Oui, et on y comprend rien et personne ne les lit !

 Ce film, un porno intello ?

C’est un film sur le sexe. Un film sur le ratage inhérent au sexe. Est-ce qu’actuellement il existe un film où il n’y a pas une scène de sexe ? Le sexe, c’est normal. C’est un piment, un petit plus. J’ai trouvé ce film beaucoup moins porno que La Vie d’Adèle. Les scènes de sexe, du moins dans cette première partie, étaient assez crues, mais elles étaient toujours interrogatives. Dans ce sens-là, oui, ça fait réfléchir. Mais personnellement j’ai de la peine à penser que l’on réfléchit avec la tête et que l’on baise avec le sexe. Pour réfléchir, il faut qu’il y ait un autre. Un effet de miroir. S’il y a réaction, on a envie de continuer ou non. Le rapport entre Joe et Seligman est similaire à une situation d’analyse. La personne qui suit une analyse vient présenter les choses de la façon dont elle les a vécues. On ne s’intéresse pas du tout à la façon dont les autres les ont perçues. Tout est raconté que par rapport à soi-même. L’autre est une marionnette.  Seligman lui pose des questions qui quelques fois l’obligent à reconsidéré ce qu’elle a dit. Je curieuse de découvrir la suite. Et ça m’embêterait que lui aussi y passe. On a l’impression que Joe est tout à fait au clair avec ce qui se passe dans sa vie, mais pas du tout. En se livrant, quelque chose s’ouvre chez elle.

 Certains qualifient ce film d’amoral…

La pulsion est très amorale.

La morale, c’est les habitudes. Ce film reflète beaucoup de choses qui doivent se vivre aujourd’hui et de cette manière. Evidemment c’est un peu excessif, mais je suis persuadée que certaines personnes sont bien au-delà de ce qu’elle vit, et sans être malades  ou sans se savoir malades. Qui pourrait dire que quelqu’un qui s’envoie très régulièrement toute une série d’amants, qui les renvoie quand ça va plus, qui téléphone quand tout à coup il y a un trou à combler, qui  va dire que cette personne est malade quand par ailleurs elle vit très bien, gagne de l’argent, travaille normalement ? C’est quoi la maladie ?

Joe fait tout, toute seule, y compris le diagnostic ! On est tous malades du rapport à l’autre, du pas savoir comment y faire. Chacun se débrouille avec les moyens du bord. Ce qui fait que cette femme se dit nymphomane, c’est qu’elle utilise des mots pour se qualifier. Il se trouve qu’elle est tombée sur le mot nymphomane. Comme si moi je disais je suis psychanalyste. C’est une maladie ? Possible. Ou bien, je suis une femme. Je ne suis pas certaine qu’elle soit déjà une femme. Femme en tant qu’adjectif. Pour le moment, c’est un être humain qui se sert des autres pour se remplir. Les mots ne veulent pas dire grand-chose. Qu’est-ce que ça lui procure de se nommer nymphomane ? Je trouve cela assez curieux.

 Qu’est-ce que vous lui souhaitez à cette femme, Joe ?

Je lui souhaite que son truc rate. Ça marche trop bien. Je lui souhaite de rencontrer un os… et pas seulement un os pénien. Si elle pouvait rencontrer quelqu’un que sa quête, sa manière de faire intéressent. Quelqu’un qui soit curieux d’elle et qui lui donne la possibilité de parler. Elle parle à un moment donné du fait qu’elle ne sent plus rien. On peut s’imaginer que l’homme auquel elle se confie ne s’intéresse pas à elle et ne lui a pas demandé qu’est-ce qui se passait.  Personne ne s’intéresse à elle. Elle ne fait que des concours de zizis. Elle cherche toute seule.

Elle a une façon de comptabiliser la sexualité qui n’est pas très féminine. Si elle rencontre la maternité, ça risque d’être dur. Un enfant ne te sauve pas de la nymphomanie.  C’est beaucoup demander à un enfant. Même si cela se trouve. La maternité peut remplir une vie de femme. Le plus important, c’est qu’elle puisse envisager les choses avec un autre. Parce que là, elle toute seule. Vraiment "très toute seule". Et plus elle va mettre d’hommes là-dedans, plus elle sera seule.
Propos recueillis le 15.01.14/ST