vendredi 8 juin 2012

L'INVITE : Thierry Jobin


Comment parler du seul critique de cinéma que j’ai laissé me prendre par la main et que j’ai suivi les yeux fermés dans les salles obscures pendant plus de 10 ans ? Comment parler du Directeur du Festival de Films de Fribourg (FIFF), qui a proposé au mois de mars de cette année, le plus fascinant et le plus palpitant FIFF de mon parcours de festivalière chevronnée ?
Peut-être simplement, à l’image de Thierry Jobin, parce que c’est de lui dont il s’agit. Celui dont je jalouse la culture cinématographique m’a accordé du temps dans son agenda surchargé. Entretien avec un homme à la capacité d’émerveillement intacte, au sens de l’humour désopilant et à l’enthousiasme contagieux. Discussion autour du cinéma entre « Petit Scarabée » et Maître Po...


Thierry, pourquoi avoir quitté le journalisme ?

Parce que la diversité des films en Suisse n’a cessé de diminuer et que comme journaliste, à force de traiter la sortie de toujours un peu les mêmes choses, je me sentais frustré. Frustration qui a augmenté lorsque j’ai commencé à aller dans beaucoup de festivals pour voir s’il y avait d’autres choses qui se faisaient dans le monde. Et effectivement, il y a d’autres choses qui se font ! Donc, lorsque je rentrais des festivals c’était de pire en pire.
Le jour où l’on m’a signalé que le poste d’Edouard Waintrop était vacant, je me suis présenté. J’avais envie de voir la partie immergée de l’iceberg et de pouvoir la montrer. La partie émergée de l’iceberg devenant de plus en plus petite.
J’avais perdu le prix de la rareté. Avoir la chance parfois d’être le premier au monde de découvrir un film, c’est un plaisir. J’ai le sentiment de devenir le baby-sitter du film. Il faut y faire attention. Tu y apportes encore plus de prix. J’ai retrouvé le plaisir de la découverte. Plaisir que j’avais perdu en séance de presse.


C’est un plaisir pour vous de pouvoir montrer concrètement les films que vous aimez et de ne plus simplement suggérer ou encourager à aller les voir ?

C’est le plus beau cadeau professionnel qu’on ait pu me faire. J’espère ne jamais le galvauder. C’est génial de pouvoir faire ça. J’ai vraiment tout choisi en fonction de mes goûts sur 118 films. C’est super de voir du monde dans les salles. Et ça fait plaisir de voir les gens heureux lorsqu’ils sortent des séances.
J’ai aussi pensé à la nouvelle génération de cinéphiles : celle qui télécharge les films. D’où les séances de minuit ou les westerns un peu bizarres (rires).


Vous avez aussi fait une jolie place au cinéma populaire…


Le cinéma populaire touche les gens. C’est un langage dont on connaît la grammaire. Si on passe par un genre, codifié, c’est plus facile de rentrer dans le cinéma chinois ou mexicain par exemple. On raconte peut-être plus de choses sur une population qu’en passant par le cinéma d’art et d’essai. D’une manière un peu démagogique quelques fois. Cela dit, c’est intéressant de voir ce que regardent les enfants à Taïwan. Quel genre de film d’horreur se fait en Asie du sud-est ou quel genre de comédie se fait en Amérique latine. Je trouve cela super intéressant, parce que cela parle de la société. Pour citer Truffaut, j’ai toujours trouvé qu’un film populaire raté est plus intéressant qu’un film d’auteur raté.
Le cinéma que j’aime sert à inventer. C’est pour ça que j’aime les films d’horreur et les films fantastiques. C’est un cinéma qui travaille sur la forme et sur des éléments qui n’existent pas. C’est un cinéma qui va plus loin que de filmer son nombril. « L’Antre de la Folie » de John Carpenter me parle directement par exemple. Il y a quelque chose qui se passe.


Cette année, au FIFF, il y avait des films engagés, notamment dans la section « Décryptage », des films qui n’ont pas forcément été montrés au grand public. Vous pensez que c’est une des vocations d’un festival de les montrer, au risque, peut-être, de coller une couleur politique à un festival ?

Je crois que tout bon film est politique. Un film qui ne s’engage pas pour quelque chose, on voit bien ce que c’est : c’est un film de rien du tout, un « film du dimanche soir ». Pour moi, le fait d’avoir choisi un thème autour de l’Islam dans « Décryptage », ce n’était pas une question de réunir des films « prétextes » autour d’une question. J’ai toujours refusé les films « prétextes ». Si je réfléchissais spontanément à quelques films que j’avais beaucoup aimés et qui n’avaient pas été montrés en Suisse, pour les réunir dans une même section, cette question de l’Islam, notamment en France, met apparue tout de suite. Il y avait des films comme « Hadewijch » de Bruno Dumont ou « Dernier Maquis » de Rabah Ameur-Zaïmeche, que j’avais envie de montrer dans de bonnes conditions. Même si certains avaient déjà été projetés dans de petits cinémas marginaux, je voulais les mettre dans des grandes salles. Un festival doit servir à montrer ces films qui ont été marginalisés, qui ne sont pas considérés ou pour lesquels les distributeurs prendraient trop de risques. Je ne leur jette pas la pierre, parce qu’à chaque fois qu’ils sortent un film, ils risquent de mettre la clé sous la porte, du moins les indépendants.
C’était utile. Non seulement je montrais d’excellents films, mais en plus, ils parlaient d’une question extrêmement importante, pour la culture en général.
Si on est une société qui ne voit pas certains types de film sur l’Islam ou qui parlent de l’émigration d’origine maghrebine, simplement parce que le public alémanique est considéré comme « non potentiel », cela appauvrit la société suisse : ne voir de l’Islam que les reportages de TF1 ou les faits divers.




Vous pensez qu’un film peut devenir une arme politique ?

Non, je ne crois pas qu’un film puisse changer le monde ou servir d’arme. Cela dit, je pense qu’un film peut apporter de la nuance dans la tête d’un spectateur.
Lorsque l’on voit un film on ne l’oublie jamais, en tout cas les bons films, ceux qui nous marquent. Le cinéma a cette force. C’est un art qui touche. Les personnages de cinéma, comme les personnages des bons romans, finissent par nous habiter. On ne les oublie plus. C’est donc apporter de la nuance. Si on ne montre pas certains films, le public ne peut pas savoir qu’il y a d’autres manières de voir le monde.


C’est valable pour un documentaire comme pour un film de fiction ?

Il n’y a aucune différence pour moi entre un documentaire, une fiction, un film érotique, un western, un film d’auteur, en noir et blanc, en vidéo, en téléphone portable. Peu importe. Il y a de bons films. Il y a de mauvais films. Il y a beaucoup moins de bons films que de mauvais films. On a l’impression chaque année qu’il y a 15 ou 20 chefs-d’œuvre qui sortent, si on regarde les critiques. Mais en réalité, de quoi l’histoire se souviendra ? Je n’ai pas l’impression que l’on soit dans des années aussi fortes que lorsque sortait le dernier Bergman, Fellini, Kurosawa, etc…
Non, pour moi il n’y pas de différence. Le problème, c’est qu’il y a 80% des films qui sont une sorte de « ventre mou » où on peut être d’accord, trouver ça bien ou pas. Je crois qu’il y a peut-être 1% des films que tout le monde trouve génial. A peu près 20% des films que tout le monde trouve nuls. 
Il est clair qu’au FIFF j’aurais pu passer plein de films de « ventre mou »… mais j’ai essayé de ne pas le faire et de ne passer que des films que je trouvais passionnants, pour une raison ou pour une autre. Que ce soit un documentaire ou une fiction.


Vous pensez que le nombre de « bons films » a diminué au court des 20-30 dernières années ?

Proportionnellement oui, parce qu’il y en a tellement plus. Sans doute. Certains se sont complus à annoncer pendant des années la mort du cinéma. En fait, le problème n ‘est pas là. Le langage a été posé pendant les 50 premières années peut-être, jusqu’à « Citizen Kane » on va dire, et ensuite il s’agissait de lui trouver de nouvelles formes, de le renouveler.
C’est tout de même un art complètement absurde : non seulement il est cher, mais en plus, l’artiste doit travailler, au meilleur des cas avec 20 personnes, au pire avec 2'000… en plus sur un support ultra friable. Le jour où il y a une bombe atomique, c’est la première chose qui disparaît. Les sculptures, on peut espérer les conserver. Les bouquins peuvent rester dans la tête un peu comme dans « Fahrenheit 451 » de Bradbury. Et le cinéma coûte toujours plus cher.


Même avec les nouvelles technologies ?

Oui, mais les petits films, comme celui qui a gagné à Fribourg cette année (ndlr : « Never too Late » d’Ido Fluck) qui avait un budget de CHF 23'000.- , on ne les voit pas. Ils ne sont pas dans un marché. Donc, en fait, si l’on parle des films qui sortent, oui, le niveau est beaucoup plus bas.
Les gens ont peur de perdre de l’argent et refont des films que le public connaît déjà. Sans être méchant, le grand public va plus volontiers voir un James Bond ou le nième Harry Potter plutôt qu’un film un peu plus risqué qui n’aurait rien coûté et réalisé par un cinéaste israélien qui vit à New-York. C’est évident, pas besoin d’être alchimiste pour comprendre cette recette.


Est-ce uniquement une question de moyens financiers, ou peut-être aussi un manque d’audace ?

La peur de perdre de l’argent crée un manque d’audace. Il y a peu de gens qui sont libres de créer. On montre au FIFF des films qui viennent de dictatures, qui ont été censurés, en essayant de mettre en lumière des cinéastes qui ont réussi à résister à un système contraignant. Je considère que quelqu’un qui réussit à travailler sous une dictature et qui réussit à faire un film intelligent, c’est exactement comme Christopher Nolan faisant un film très personnel comme « Inception » dans le cadre du système hollywoodien pour 250 millions de dollars. Pour moi, ce n’est pas une question d’argent. Mais combien y a-t-il d’ « Inception » dans l’année ? Pas besoin de répondre à la question je crois (rires).




C’est de notoriété publique qu’enfant vous faisiez des films Super 8 reproduisants « Mad Max » par exemple, en pyjama Calida dans les forêts jurassiennes. Est-ce que le fait d’être un « provincial » a favorisé cette passion, cet amour pour le cinéma ?

Ne pas avoir accès à des cinémathèques, avoir dû attendre 15 ans pour voir un Hitchcock ou « The Sugarland Express » de Spielberg fait que je reste émerveillé comme un gosse quand je vois un film ou quand je reçois les « call for entry » au festival. Tous ces films qui arrivent par paquet dans de petites enveloppes blanches. Je suis tout excité.
Comme à l’époque où je prenais le train pour aller à Bâle : je ne savais pas quels films étaient projetés. Je rentrais simplement dans la première salle.
Le fait d’être provincial a fait que je ne me suis jamais senti blasé. Je me suis parfois senti blasé par rapport à l’écriture et à la critique, mais jamais par rapport au cinéma. Chaque film est une perle, chaque film est un miracle. Et le fait qu’il arrive jusqu’à moi est un miracle encore plus grand. Après, le fait d’être en province à une époque où il n’y avait pas d’école de cinéma, vraiment rien, et d’essayer de faire des courts-métrages Super 8, ça créé une sorte de modestie : «  De toute façon, on n’y arrivera jamais ! »
En fait, j’ai très vite fait une croix sur le fait de faire des films. Je les aimais tellement que je ne voulais pas faire moins bien qu’un « Citizen Kane » par exemple. C’est pour ça que j’ai toujours admiré les cinéastes.

Plus que les acteurs…


Oui, j’ai toujours préféré interviewer des cinéastes plutôt que des acteurs. A de rares exceptions près : François Cluzet, Leonardo di Caprio ou encore Johnny Depp. Ce sont de belles rencontres. On voit tout de suite que ce sont des esprits libres, des gens qui sont capables d’indépendance.

Vous parliez de ces cinéastes pour lesquels vous avez du respect…


J’ai aussi du respect pour ces étudiants de la HEAD à Genève où j’étais hier. Je leur ai dit, que je les admirais. Se dire qu’il sera impossible de refaire « Le Parrain », parce qu’on ne peut plus refaire « Le Parrain » aujourd’hui, pour moi, ce serait une frustration beaucoup trop grande.

Vos cinéastes préférés justement ?


(soupirs) il y en a tellement !

Je regarde «La Nuit du Chasseur » de Charles Laughton deux à trois fois par an. Il y a trop de cinéastes que j’aime en fait. Il faudrait que je refasse toute l’histoire du cinéma depuis le début et puis après que je revienne en arrière, que je change de continent trois fois, quatre fois, cinq fois (rires)… non c’est impossible !
Par contre, je sais quel genre de cinéaste j’aime. Je suis quelqu’un qui aime une forme de cinéma classique. Je suis assez peu friand de mélange de cinéma et d’art vidéo. J’ai été assez dégoûté par les faiseurs de clips dans les années 80 qui se sont mis au cinéma (Jean-Jacques Beineix, Luc Besson ou même Ridley Scott). Déjà, quand on regarde les premiers courts métrages de ces gars, on se rend compte qu’ils n’avaient rien à raconter. C’était uniquement du cinéma de forme. J’aime les cinéastes qui trouvent un équilibre parfait entre le fond et la forme.
Pour moi, la clé, c’est l’anecdote de Richard Brooks qui racontait comment il a appris à faire du cinéma. Il était 3ème assistant sur un film de Karl Freund qui n’hésitait jamais où poser la caméra, comment couper des scènes. Freund a dit à Brooks de revenir le lendemain pour une « leçon ». Il lui a montré deux films pornos qu’il avait réalisés quand qu’il avait besoin d’argent. Cela lui avait appris une chose : « Get to the fucking point ! ». Voilà les cinéastes que j’aime : ceux qui vont droit au but. C’est pour ça que j’admire Clint Eastwood qui tourne « Mystic River » en 23 jours !




Cet équilibre entre le fond et la forme, c’est aussi tout l’art de Stanley Kubrick. Certains le trouvent froid et le détestent. Mais je défie quiconque de trouver autant de films réussis que dans la filmographie de Kubrick, même chez les plus grands. On voit que chez lui la réflexion va très loin.
Si je devais parler des cinéastes qui vivent en ce moment et que j’aime, je dirais Paul Thomas Anderson, Nicolas Winding Refn ou Christopher Nolan par exemple. En Allemagne, je ne vois personne. En Angleterre, dans les nouveaux, je ne vois personne. En France, j’aime beaucoup ce que font Benoît Delépine et Gustave Kervern. En Asie, j’ai une admiration folle pour Park Chan-Wook et Bong Joon-Ho. C’est un cinéma assez classique.
Je suis aussi d’une génération qui a grandi en lisant « Les Cahiers du Cinéma » ou « Starfix »,  qui visionnait les VHS « René Château : les films que vous ne verrez jamais à la télévision » (rires)
Dans la rareté, il y a quelque chose d’émouvant. C’est émouvant lorsque la salle s’éteint, ou à la maison, lorsque le film vous emporte dès le début du générique. Il y a tant de films qui commencent et où on se pose la question pendant le générique : « est-ce que je n’ai pas oublié les biscuits ? », et on se lève, on va à la cuisine, on revient. C’est devenu rare qu’on nous prenne vraiment par la main au cinéma.
Je n’arrive pas vraiment à comprendre comment les gens ont envie de dépenser CHF 18.- pour aller voir un film comme « Le Prénom », qui est une adaptation d’une pièce de théâtre où ce sont des acteurs qui parlent. Ce n’est même pas filmé avec des valeurs de plans comme il pouvait y en avoir dans les années 30 ou 40. Il n’y a plus aucune profondeur de champs avec des choses qui se passeraient derrière. Ce sont des films où on a l’impression que tout est fait pour que le spectateur le plus dissipé entende les dialogues. Je préfère aller voir le dernier Cronenberg que « Le Prénom ». Il passera de toute façon en prime time sur TF1 un dimanche soir, alors que le Cronenberg, on ne le verra jamais en prime time sur TF1 un dimanche soir.


Thierry Jobin, un spectateur exigeant ?

Non, pas spécialement. Je n’ai juste pas envie de m’embêter. Avec le temps, je me suis rendu compte que les scènes d’action qui s’enchaînent, et bien ce sont les scènes où je m’endors. Dans « Fast and Furious » par exemple, je me réveille pendant les scènes dialoguées et je m’endors pendant les scènes d’action. Parce que j’ai l’impression d’avoir vu ça 150 fois. J’attends d’être surpris ou d'être tout simplement pris dans le film.


Merci Thierry Jobin!



Propos recueillis le 6 juin 2012 / Cinécution

NB: Pour celles et ceux qui veulent (re)lire comment j’ai vécu l’édition 2012 du FIFF, c’est ici .


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