lundi 11 février 2013

L'INVITE : Nasser Bakhti




C'est après avoir vu le sensible "Bernard Bovet, le vieil homme à la caméra" que j'ai eu envie de rencontrer Nasser Bakhti. Nasser, avec son épouse Béatrice, également productrice et réalisatrice, ont fondé, il y a plus de vingt ans, leur propre société : Troubadour Films. Lorsque Nasser réalise, Béatrice monte. Lorsque Béatrice réalise, Nasser produit. Tous deux fourmillent d'idées en permanence. Leur travail est proche des gens, ce qui leur vaut de jolis succès auprès du public romand, mais également hors frontières où leurs productions se sont régulièrement retrouvées sélectionnées dans des festivals et ont remporté de nombreux prix.
Nasser Bakhti n'a jamais parlé de ce qui l'a mené au cinéma, de son enfance à Baraki, dans la banlieue d'Alger. Il a accepté de nous en parler, et de nous parler aussi du cinéma qu'il affectionne. Un moment touchant que je vous laisse découvrir.
Vous avez grandi en Algérie, quels sont vos premiers souvenirs d’enfance liés au cinéma ?

Je me rappelle que j’étais vendeur de pois chiches au cumin à l’âge de 6-7 ans dans le cinéma Trianon à Baraki, situé dans la banlieue d’Alger. C’était le seul cinéma de notre quartier. Je restais la plupart du temps avec ma marmite. Je mettais les pois chiches dans des cornets, j’y mettais du cumin et du sel, et les gens rentraient s’installer dans la salle. De temps en temps, je ne sortais pas. Je demandais au gars qui coupait les tickets de ne rien dire et de me laisser à l’intérieur de la salle. J’ai découvert pas mal de films indiens, égyptiens, à l’époque il y avait de magnifiques films égyptiens en noir et blanc, et bien sûr les films que l’on disait de « cow-boys  et d’indiens » (rires)… C’étaient mes premières images de cinéma. Je les ai découvertes de cette manière-là.
Par la suite, il y a eu le collège et Alger. Je descendais à Alger pour voir d’autres films. C’est là que j’ai découvert le cinéma italien des années 70, le cinéma français de la nouvelle vague, le cinéma américain. J’étais plus porté par le cinéma italien des années 70. J’adorais ces films qui commençaient de façon tellement drôle et qui se terminaient en tragédies.  Je suis resté marqué par un film : « Un Bourgeois tout petit petit » de Mario Monicelli. Il commence avec une belle relation entre un père et son fils comme une comédie. Au milieu du film, le fils est tué par accident et le film bascule dans une brutalité incroyable. J’adorais ça.
A la fac, c’était la cinémathèque, les débats, les discussions sur le cinéma, Godard, Truffaut. Puis j’ai quitté l’Algérie parce que j’avais terminé mes études et que je voulais voir autre chose. J’ai atterri à Londres. J’y suis resté, non pas que c’était une intention de départ, mais parce que j’avais trouvé du travail et que je m’y plaisais. J’y ai rencontré mon épouse qui fréquentait une école de cinéma, et j’ai rencontré des gens passionnés, j’ai assisté à des tournages.  Je n’avais jamais dit que j’écrivais des short stories. Quand j’ai montré mes textes à mon épouse elle m’a demandé pourquoi je n’écrivais pas des scénarios. Et c’est là que j’ai découvert l’écriture des scénarios.  J’ai ensuite fait une école de mise en scène et d’écriture, the Mountview Art and Drama School. On a ensuite crée notre boîte ensemble et j’ai fait mon premier film, un film pour Channel 4. Je suis retourné en Algérie pour les besoins de ce documentaire.

Quand est-ce que la caméra est entrée dans votre vie ?

A Londres. J’ai toujours pensé pouvoir raconter des histoires. J’avais pris cette habitude d’écrire de façon imagée. A la maison, on n’avait ni TV ni radio et ma grand-mère aimait raconter des histoires. Elle les racontait de façon tellement imagée que c'était un film qui défilait devant nos yeux. On était suspendu à ses lèvres. Le premier film que j’ai fait, pour Channel 4, on m’a renvoyé chez moi… C’était pour une série de documentaire qui s’appelait « South » et le principe était que des réalisateurs qui venaient du sud devaient retourner dans leur pays pour réaliser un film sur l’évolution de leur pays d’origine.
Comment s’est passé ce retour ?

Cela faisait 6-7 ans que je n’étais pas retourné au pays. J’étais un peu gêné. C’était une période difficile, une des plus sombres de l’Algérie depuis son indépendance. Il y avait des tueries.  Channel 4 m’avait dit : vous devez évoquer l’Algérie d’avant et celle qu’elle est aujourd’hui. Cela faisait 7 ans que j’étais ailleurs, je ne me voyais pas être le porte-parole de cette Algérie-là. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai demandé à mon père, qui a été le premier algérien à avoir fait le tour de l’Algérie à pieds. Je suis tombée sur un petit carnet où il avait mentionné toutes les villes qu’il a traversé. C’était avant l’indépendance, donc elles portaient encore leur nom français. Mon père a accepté d’être le témoin de l’Algérie d’hier et celle d’aujourd’hui. Le film s’intitule « Le Marcheur solitaire ».  C’est à ce moment-là que je me suis dit : ça je peux faire. Je peux passer le message, mais je ne peux pas prétendre que j’ai vécu ce que les gens ont vécu à cette époque.
J’avais quitté l’Algérie alors que c’était un pays vert. On vivait presque à l’occidentale. On avait des cinémas, des débats politiques, on pouvait parler de tout. Et d’un seul coup, plus personne ne pouvait parler. Ce n’était pas l’Algérie que je connaissais, tout le monde se méfiait de tout le monde. C’était assez difficile. On tournait, il y avait l’armée dans la rue.

"Le Marcheur solitaire", 1993


Dans les années 60, il y a eu une seconde vague d’émigration, notamment vers la France. Qu’est-ce qui a fait que votre famille, elle, est restée à Alger ?

On était une famille nombreuse ! Je suis né en 60 et chaque année, il y avait un nouvel enfant…  nous sommes 11 enfants en tout (rires)… Je suis l’aîné. Mon père a travaillé dur pour nourrir sa famille, ce n’était pas si facile que ça. Mais, on a eu une éducation, beaucoup d’amour, de partage, avec ce que l’on avait. Mon père a tout fait pour que sa famille ne manque de rien. Nous avons tous étudiés. Comme il le dit lui, il a fait ce qu’il fallait. La journée, il partait à 6 heures du matin et rentrait vers 20 heures. C’était surtout les week-ends que l’on passait avec lui, sinon, on passait tout notre temps avec notre maman.

Tout cet amour, cette solidarité, cette tendresse, cela se ressent beaucoup dans vos films. Vous mettez l’humain au centre. C’est important vous ?

Tout se fait à travers l’humain. Si l’on veut raconter une histoire, c’est à travers quelqu’un qui l’a vécue. Que ce soit dans la fiction ou dans le documentaire, la base de mon intérêt, c’est l’humain. Si j’écris une fiction, je commence par créer les personnages avec lesquels je dialogue et même, quel que soit l’état de ces personnages, j’y mets de l’humanité. Je vis avec eux, je suis toujours en rapport avec eux, en conflit ou en dialogue. C’est la même chose pour un documentaire : si un personnage peut me toucher et provoquer chez moi des émotions, je suis certain qu’il touchera d’autres personnes.  S’il peut m’apporter au niveau de l’expérience de vie, il peut apporter à d’autres.  J’aime lorsque les gens peuvent découvrir un film, partager un beau moment et apprendre quelque chose.
"Adieu, l'armailli", 2003

Pour vous, le plus important, c’est raconter une histoire et provoquer des émotions…

Je favorise l’émotion. L’image peut véhiculer tellement de choses. Peut-être que je suis trop porté par les sentiments, sans doute l’influence des films indiens de mon enfance, comme « Mother India », que j’ai retrouvé 40 ans après l’avoir vu et qui me marque toujours autant. On a beau essayer de mettre un voile, de rester digne, il faut vivre ses émotions jusqu’au bout. Quand on rit, il faut rire aux éclats, et quand on pleure, il faut pleurer sans retenue, vivre pleinement ses émotions.
Quand je sors d’un film, que je l’aie aimé ou non, je l’exprime, je suis passionné. Le cinéma véhicule des émotions. On est touché par l’histoire d’une personne qui doit atteindre un but et par le chemin qu’il doit entreprendre pour y arriver.


Quel regard portez-vous sur le cinéma algérien d'aujourd'hui, principalement constitué de cinéastes issus de l’émigration comme Rachid Bouchareb ou Rabah Ameur-Zaïmeche  ?

Leurs films évoquent toujours l’Algérie. J’ai connu l’essor du cinéma algérien, après l’indépendance. C’étaient toujours des films sur la révolution. Il ne faut pas oublier que l’on est le seul pays d’Afrique du Nord à avoir décroché une palme d’or à Cannes avec « Chroniques des années de braise » de Mohammed Lakhdar-Hamina. Il y avait un vrai cinéma et tout à disposition. Des caméras 35 mm, un laboratoire. Dans les années 70, il y avait tellement de films co-produits par l’Algérie, notamment des films d’Yves Boisset ou de Costa-Gavras. Et en 1991, tous les jeunes cinéastes, les techniciens se plaignaient. Les cinéastes issus de l’émigration on eut ce besoin de reparler de l’Algérie. Mais je pense sincèrement qu’il y a une nouvelle génération de cinéastes, je ne les connais pas, mais ce ne sont pas seulement des hommes, il y a aussi des femmes. Je sais qu’il y a une ouverture énorme. Ils veulent relancer le cinéma.

Ce cinéma peut-il exister en dehors des festivals ?

Il existe un problème plus grave, il n’y a plus de salles de cinémas ! A mon époque, il y avait des cinémas à chaque coin de rue… Aujourd’hui, je pense qu’il reste un cinéma à Alger, celui situé sur le front de mer.  La situation qu’a vécue l’Algérie dans les années 80, plus de musique, plus de cinéma, cela a tué le film. Les films qui sont tournés en Algérie ne trouvent pas de public. Ils trouvent leur public  seulement dans les festivals.

Vous avez fait deux fictions, « Le Silence de la Peur » qui parle du racket dans les écoles et « Aux Frontières de la Nuit » qui parle entre autre de l’exil. Ce dernier film, comme vous me l’avez confié, parle aussi d’une certaine manière de vous. Vous a-t-on fait sentir que vous veniez d’ailleurs ?

On le sent... L’exil, on le ressent tout le temps. C’est une fibre que l’on peut facilement heurter. On sait que l’on  n’est pas d’ici. Tout dépend dans quel milieu on atterrit. Ce que j’ai voulu raconter dans « Aux Frontières de la Nuit », ce n’est pas le racisme, c’est la solitude de l’exilé. Montrer que derrière les sourires, il y a toujours un moment où l’on se retrouve seul, vraiment seul. Je ne voulais pas traiter de la thématique de l’émigration, et c’est pour cela que je parle aussi des autochtones. Il y a 3 suisses et 2 étrangers dans mon film. C’est un film sur la solitude et l’amour. Comment on se retrouve dans un pays et comment on peut y être adoptés. Comment on a des droits et des devoirs. Ces cinq personnages dont les destins vont s’entrecroiser à Genève. Quand on a mal, on souffre tous de la même manière. Si ce message-là est passé, je suis ravi ! Je pense que c’est un des plus beaux films que j’ai fait, et mes enfants sont fiers que j’aie fait ce film. Il y a beaucoup de moi-même dans ce film. La scène de l’anniversaire a marqué les gens : quelqu’un qui fête ses trente ans se retrouve tout seul dans la foule et personne ne sait qu’il fête son anniversaire. Il en vient même à se chanter « Joyeux anniversaire » à lui-même. C’est un moment de solitude tellement douloureux. Je sais ce que c’est que de fêter son anniversaire tout seul dans une ville comme Londres où personne ne vous sourit,  et le lendemain, à 7 heures, comme si de rien n’était, aller ouvrir le restaurant dans lequel vous travaillez comme barman.
"Aux Frontières de la Nuit", 2008
Comment surpasse-t-on ces douleurs ? Où va-t-on chercher la force de se réveiller le lendemain matin ?
Chez les autres. On se dit : on est en bonne santé et si on a quelques personnes avec qui on peut partager ce sentiment de joie ou de douleur, c’est énorme.
Au marché aux puces à Genève, il y a des habitués, des personnes âgées, super bien habillés, et il suffit de leur dire bonjour et de partager un moment pour les rendre heureux. On ne connaît pas leur histoire, et on voit qu’ils ont du plaisir à partager ces instants et à quel point ils sont importants pour eux. Ils repartent avec un grand sourire. J’ai appris énormément. Je n’invente rien : je prends des destins et j’essaie de les mettre en avant. Je prends beaucoup de plaisir à le faire.

Passeur, en même temps un peu éponge ?
Oui, c’est ça. Un artiste en général, pas seulement un cinéaste, doit être une éponge puis redonner aux autres…

Mais avec un regard personnel…
Bien sûr ! Il le faut ! C’est primordial le regard personnel et les gens y sont sensibles. C’est ce qu’ils attendent et c’est ce qui leur fait découvrir un univers différent. Finalement, on raconte toujours la même histoire, mais avec un regard différent à chaque fois. Le portrait de Bernard Bovet (ndlr : Le vieil homme à la caméra) ressemble tellement au portrait de mon père dans « Le Marcheur solitaire ». Avec Bernard, j’ai eu une vraie relation. Cela a pris du temps, 3 ½ ans de tournage.  Il connaît ma femme, mes enfants, je connais ses enfants… Je suis en admiration devant ces gens qui ont l’expérience de la vie et qui la transmettent.

Vous parlez de regard personnel, vous en avez un tout particulier sur la fabrication du Gruyère que vous ne vous lassez pas de filmer…

(éclats de rires)… Je découvre et rien n’est évident pour moi. Cela ne fait pas parti de ma culture. Je suis comme un enfant, je découvre les yeux grands ouverts avec émerveillement. Ce sont des gens travailleurs qui répètent des gestes séculaires, mais qui pour moi sont une découverte. C’est important de montrer ces gens dans leur quotidien et de montrer à quel point cela est beau. 40 ans qu’il fait le même geste, avec ferveur. Je trouve cela beau, et c’est sincère.

Je n’avais jamais vu ce côté sensuel de la fabrication du fromage…

Oui, ils le caressent, ils le bichonnent. Je suis émerveillé devant ce spectacle… Maintenant si je dis que je veux refaire un film sur les fromageries d’alpage en Gruyère, on me dira : on sait Nasser, on sait ! (rires)...
Les vaudois fabriquent aussi du Gruyère si jamais…

(Rires)… sérieusement, je suis en train de travailler sur une fiction qui se passe dans le milieu de la fromagerie d’alpage… cela s’appelle « Une Vie pourtant si tranquille ». C’est actuellement en cours d’écriture.

"Bernard Bovet, le vieil homme à la caméra", 2012



Vous avez un genre de films que vous appréciez tout particulièrement?


Je suis fan de films de suspens, de thriller, des films où il y a un code. Il y en a des tonnes qui sont nuls parce qu’ils appliquent une recette déjà toute faite. Mais il y en a d’autres qui nous marquent. Lorsque je suis sorti de « Usual Suspects » de Bryan Singer, je n’arrivais plus à parler… comment il nous a baladés ! La fin m’a explosé l’esprit. « Seven », la même chose. « Twelve angry Men », par exemple, c’est un film qui a marqué mon enfance. On était pris du début jusqu’à la fin. « The Wrong Man » d’Hitchcock, c’est un film construit, on est pris de l’intérieur.

J’aime aussi beaucoup les comédies où l’on va juste pour rire : c’est le cas avec les comédies d’Alain Chabat ou celles des frère Farrelly par exemple. On a juste passé un bon moment et puis c’est tout.

Et quels sont vos projets ?

« Derrière les Murs », c’est l’histoire d’un immeuble durant tout le mois de décembre : le regard sur l’autre, la tolérance, comment les habitants communiquent. De la rue, je rentre dans l’intimité des gens.
Quand j’avais mon bureau à la rue du Grand-Bureau, vers 2  heures du matin, il y avait une vieille dame, toute menue, en peignoir, qui s’installait devant sa fenêtre et restait là, silencieuse juste devant moi. Et tout à coup, il n’y a plus eu de lumière à cette fenêtre. J’étais mal. Je me suis demandé si les gens de l’immeuble connaissaient son histoire, la vie qu’elle a vécue. Sans la connaître, je l’ai appelée Aimée. Et c’est elle qui est à l’origine de ce projet et je l’ai créée dans sa solitude, dans son grand appartement. J’espère le tourner en 2014 et le sortir en 2015.


Merci Nasser Bakhti !


Propos recueillis le 10 février 2013 / Cinécution


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