lundi 27 janvier 2014

L'INVITE : Rui Nogueira



Rui Nogueira / photo: Jeanne Quattropani


C’est une rencontre avec un amoureux du cinéma que je vous propose : Rui Nogueira. Lui qui a été l’assistant d’Henri Langlois à la Cinémathèque française dans les années 70, qui a rencontré tous les grands réalisateurs de l’âge d’or du cinéma, quelques grands acteurs et actrices, mais qui n’a pas rencontré John Wayne parce que, et je cite : « It’s just an actor ! » et qui a dirigé avec passion le CAC-Voltaire à Genève pendant plus de 30 ans. En attendant que ses désormais fameux « Je me souviens … » qu’il publie quasi quotidiennement sur les réseaux sociaux soient édités, Rui Nogueira a accepté de se pencher sur son parcours. Entre tendresse et coups de gueule. 

Vous êtes né un 28 septembre, comme Brigitte Bardot et Marcello Mastroianni… un petit mot sur l’une et l’autre ?
 
C’est leur Vie privée … c’est le film qu’ils ont fait ensemble. Brigitte Bardot a marqué mon adolescence. Elle a été la plus belle ambassadrice que la France ait jamais eue. Mastroianni, c’est une des grandes erreurs de ma vie. Je ne l’ai pas pris au sérieux. Pour moi, c’était le bellâtre italien, sans rien de plus. Et tout à coup, alors qu’il était déjà en fin de carrière, je me suis aperçu, en voyant La Peau de Liliana Cavani, il jouait Malaparte, que c’était un acteur immense. Alors j’ai vu ou revu des films qu’il avait tournés. Même des films où je ne l’avais pas aimé et pas trouvé exceptionnel. J’ai
vraiment réalisé qu’il était un très grand acteur que je n’avais pas su jugé à sa juste valeur.
 
Né à Porto en 1938, puis parti pour le Mozambique vers 4-5 ans. Retour à Lisbonne pour les études en 1961, puis départ pour Paris et finalement Genève. Où sont vos racines ?
 
J’ai quitté Porto à 1 an et demi. Je ne suis jamais retourné dans la ville où je suis né. C’est dans mes projets. Mes racines sont plutôt à Paris. Entre Paris et le Mozambique.
 
Le cinéma est entré dans votre vie par la voie orale… vous nous racontez ?
 
Sans images, oui. J’étais à l’école primaire dans un village perdu dans la brousse du Mozambique et mon père, qui était fonctionnaire, a été transféré. Pour que je ne rate pas l’année scolaire, j'ai été
confié pour quelques mois à un couple d’infirmiers qui avait vécu longtemps à Lourenço Marques, la capitale du Mozambique. Ils étaient des cinéphiles « primaires ». Ils connaissaient les acteurs, mais pas les réalisateurs. Aujourd’hui, ce seraient des gens qui aimeraient Sylvester Stallone ou Jean-Claude van Damme. A l’époque, le cinéma était tout de même à un autre niveau. C’était Bogart, Flynn… Ils me racontaient des films. Je n’ai pas été formé en entendant Blanche-Neige, des contes de Grimm ou d’Andersen. J’ai été formé avec des films. Il y a des films que je n’ai jamais vus, mais dont je connais l’histoire parce qu’on me l’a racontée quand j’étais gamin.

...avec Claude Chabrol / Photo: Nicoletta Zalaffi

 
Quel souvenir gardez-vous de votre toute première séance de cinéma ? C’était quel film ?
 
Quel film ? Je ne me souviens pas. Je sais que j’étais à Beira avec mon grand-père, que le cinéma s’appelait Rex et que le film était en couleur. Un homme, dans un hôpital, se faisait soigner par une
infirmière qui lui mettait de la pommade sur le dos et il poussait des cris pour je ne sais quelles raisons. Tout le monde riait dans la salle, c'était donc une comédie. Mais moi, on a dû me sortir parce que je pleurais. Je pensais qu’il avait mal. Je devais avoir 6 ans.

Vous vous souvenez de ce qui a été le déclencheur de votre passion pour le cinéma ?
Le premier film dont je me souviens, c’est un film mexicain, Le Corsaire noir de Chano Urutea avec Pedro Armendariz. J’ai trouvé le DVD à New-York, mais je n’ai jamais eu le courage de le revoir.
 
Peur d’être déçu ?
 
Oui. Je me souviens que Pedro Armendariz était le corsaire noir et qu’il voulait venger la mort du corsaire rouge et du corsaire vert lesquels étaient ses frères. Chaque frère avait sa couleur.
 
C’était principalement du cinéma américain qui était projeté à cette époque au Mozambique, le cinéma européen était plus facilement censuré à cause d’un sein que l’on voyait çà et là. La nudité toujours… Cela n'existait pas dans les films noirs, les policiers, westerns. Ces genres de films font toujours partie de vos préférences

Effectivement, le cinéma européen était plus facilement censuré. Ma passion était vraiment le film américain. J’adorais les films de pirates aussi. C’était Errol Flynn. Bon, Le Corsaire rouge avec
Burt Lancaster, c’était un peu plus tard. J’étais déjà adulte. Mais c’est un film magnifique. Douglas Fairbanks, Errol Flynn, Burt Lancaster étaient de sacrés acteurs qui n’étaient pas doublés pour
les cascades. J’adorais ça.

Vous vous preniez pour eux quelques fois ?

Non. Je me prenais pour un coureur automobile ou un torero. Quand il y avait des courses automobiles, je frôlais les voitures qui passaient et j’avais le sentiment qu’il ne me manquait que la muleta pour recevoir et laisser passer les voitures. Un mélange des deux genres.

... avec George Cukor / photo: Nicoletta Zalaffi
 
En 1961, retour à Lisbonne et départ précipité pour Paris après une arrestation et une sommation de vous présenter au poste de police pour avoir participé à des manifestations antifascistes contre le régime de Salazar…
 
A l’époque, j’écrivais déjà dans des journaux au Mozambique et j’avais dit que mon destin était à Paris. Il n’y avait pas d’université au Mozambique et le Portugal était une étape qui devait durer le temps des études, avant de rejoindre Paris. Finalement, cette étape n’aura duré que deux mois. Après j’ai fui vers Paris. C’était mon destin. Paris c’était prévu… pas Genève.
 
Déjà révolutionnaire et plein de tempérament…
 
Du tempérament, oui. Révolutionnaire, c’est un peu trop dire. J’étais un rebelle, un peu anar. Ce que j’ai gardé. On m’a toujours dit qu’avec l’âge ça passerait. Ce n’est pas vrai ! En ce qui me concerne, c’est devenu pire ! Je ne suis jamais content, quoi.
 
Comme disait Cioran : « Quand je n’attaque pas, je m’endors »…

Cioran c’est quelqu’un que j’ai découvert très tard. Je l’ai découvert seulement après sa mort. Il est devenu mon philosophe de chevet. C’est celui qui a dit le plus de choses qui me correspondent.
 
Finalement, malgré l’horreur du régime de Salazar, est-ce qu’on peut dire : Merci Salazar ?
 
Un jour j'ai dit à Françoise Demole, à Genève, avec qui j’avais organisé une manifestation sur les Droits Humains, que j’étais là à cause de Salazar. Elle m'a répondu que c’était grâce à Salazar, car sinon Genève ne m’aurait pas eu. C’est un de plus beaux compliments qu’on m’ait fait.
 
Départ pour Paris avec votre première épouse. Vous découvriez les femmes au travers des films de Bergman et elle trouvait son deuxième mari. C’est à ce moment aussi que vous avez rencontré celle qui partagera le reste de votre vie, Nicoletta Zalaffi.
 
Nicoletta était une touche à tout. Très douée et très cultivée. Son seul handicap, en touchant à tout, elle ne s’est pas spécialisée, imposée vraiment dans un domaine.

Vous l’avez rencontrée dans une séance à la cinémathèque française, en lui cédant votre fauteuil…
 
Absolument. Au début du mois de janvier 1962. Un dimanche matin, François Truffaut présentait des extraits de Jules et Jim, qui n’était pas encore sorti, ainsi que des extraits de ses films précédents. Bref, une conférence. Il y avait une très jolie femme assise par terre, alors que moi j’étais confortablement installé sur un fauteuil. Je lui ai cédé ma place. Ça m’a coûté très cher : 31 ans de bonheur pour cet acte absolument irréfléchi.

Nicoletta et Rui

 A Paris, rencontre avec Georges Sadoul, historien du cinéma…

Je me suis inscrit à l’institut de filmologie, mais je n’ai suivi aucun cours de Sadoul. Sadoul était une référence dans le monde entier. J’avais un ami du Mozambique, qui connaissait une femme, une infirmière – décidément, je suis lié aux infirmiers – qui faisait des piqûres à Ruta Sadoul. Cette personne a parlé de moi à Madame Sadoul et c’est de cette façon que je suis devenu un peu le protégé des Sadoul. Ils étaient des communistes engagés et qui m'ont accueilli comme une victime du fascisme. Pas faux, même si j'étais une victime privilégiée.
 
Et c’est grâce à Ruta Sadoul que vous rencontrez Mary Meerson, l’épouse d’Henri Langlois (Ndlr : un des fondateurs de la cinémathèque française) … Toutes ces femmes qui ont œuvré pour vous…
 
Je dois beaucoup à Ruta Sadoul. Heureusement que je n’étais pas vénal, sinon je serais riche avec l’aide que j’ai reçu de toutes ces femmes. C’est absolument extraordinaire ! Les femmes occupent une grande place dans ma vie. Je leur dois tout !
 
Qu’est-ce que vous retenez de votre collaboration avec Henri Langlois ?

La collaboration a été courte, mais l’amitié longue. Dans ma vie, si j’ai côtoyé un génie, c’était Langlois. Il était fou, ingérable. Il avait des raisonnements que bien souvent nous n’arrivions pas à suivre. Mais ses idées étaient toujours fabuleuses.

Vous avez dit : « Une cinémathèque, c’est comme une église »…
 
Ma femme n’aimait pas que je dise ça. Elle n’aimait pas cette comparaison. Elle était agnostique, alors que moi je suis athée. Je suis entré en cinéma comme d’autres sont entrés en religion. Je suis
excessif en tout… je ne sais pas doser. Si je m’étais lancé dans le gangstérisme, je ne sais pas ce que je serais devenu… Je suis incapable de faire les choses à moitié. Le cinéma est devenu pour moi
une folle passion. Melville disait : « Quand on aime, on aime à la folie, sinon on n’aime pas ».
 
Parlez-nous de votre arrivée à Genève…

J’étais venu présenter des films portugais à Genève. Un jour, Claude Richardet, l'un des fondateurs du CAC-Voltaire, vient à Paris et me demande quand est-ce que je reviens le voir. Je lui réponds : « quand j’aurai ta place ! ». Il m’a répondu qu’elle est à prendre, qu’il part. Il a écrit une lettre, je l’ai signée. Pour moi c’était un jeu, une plaisanterie. Sinon je n’aurais pas pris la chose comme ça. Et
deux ans plus tard j’étais à Genève, fin novembre 1977.
 
A l’époque, il y avait des quotas pour l’obtention d’un permis de travail et vous avez attendu un an pour le vôtre. C’est grâce au départ d’un joueur étranger du FC Servette que vous l’avez finalement obtenu. Vous avez une relation particulière avec le football depuis ? 

Pas du tout ! Je suis complètement allergique au football. Je ne nie pas qu’il y a une certaine beauté dans le jeu. Je me souviens avoir vu deux-trois actions de Zidane et avoir été ébloui par la beauté du
geste. Mais pour moi le football a quelque chose de terrible : c’était le grand allié du fascisme. Pendant des années, au Portugal, en Espagne, en Argentine, les gouvernements ont tenu le peuple en esclavage via le football. Je n’arrive donc pas à le concevoir autrement que comme un adversaire, un ennemi. Ce qui partiellement faux ! Mais c’est comme ça.

...avec Gloria Swanson / photo: Nicoletta Zalaffi
 
Les personnes qui ont fréquenté le CAC-Voltaire en retiennent un lieu d’échange, de partage. Un lieu familial entre gâteaux faits maison et café. Bien plus que du cinéma, donc. Et vous ? Que retenez-vous de ces 33 années à la tête de cette institution ?

Je dirais ce que Meville disait de l’Amérique : « C’est le sublime et l’abominable ». Le sublime, ça a été le contact avec le public. Ma femme disait toujours que c’était grâce à lui que nous étions là. Que nous pouvions faire le travail que l’on aimait. C’était merveilleux. L’abominable, c’était le rapport avec les autorités. Quelques-unes, pas toutes. Il y avait une sorte d’hypocrisie administrative et surtout un comité assez abominable pendant les dix premières années... J’utilisais l’argent que j’avais en trop pour acheter des films, alors que je n’avais pas le droit de le faire. Lorsque Nicoletta est tombée malade, je ne l’ai pas remplacée. L’argent des assurances reçu pendant deux ans, jusqu’à son décès, a servi à acheter des films. J’ai utilisé cet argent, au fond volé à sa vie, pour d’abord acheter des films qu’elle aimait : Party Girl de Nicholas Ray, Frontière Chinoise de John Ford, Chantons sous la Pluie et Un Jour à New-York de Gene Kelly et Stanley Donen ou Moonfleet de Fritz Lang, entre autres. Bien avant ça, j’achetais déjà des films, avec mon argent et une partie du salaire de Nicoletta. C’était notre collection. Nos enfants. Des films en 16mm, non sous-titrés. A l’époque, on pouvait passer des
films non sous-titrés. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Plus on progresse, plus on devient mentalement paresseux. Plus tard on a acheté des copies 35mm, organisé des sous-titrages et acheté des droits de diffusion. Un travail de professionnel et plus un travail de collectionneur. En tout, cela représente 1'800 films que j’ai déposés à la Cinémathèque Suisse à Lausanne.

 Dans votre esprit, l’idée d’une fondation germait déjà ?

Non, pas du tout. Il y a plus de 20 ans, j’avais pensé à une fondation, mais j’avais parlé à des gens qui m’avaient dit que ce serait source de problèmes. J’ai donc abandonné. Mais lorsque finalement en 2009, j’ai créé ma fondation, Freddy Buache m’a dit : «Fais attention, tu vas te mettre dans un sac de problèmes ! C’est très compliqué. Je réfléchirais bien avant. » L’idée de la fondation vient de Françoise Batardon, avec qui j’ai été très lié après le décès de ma femme. Elle m’a un peu mis devant des faits presque accomplis. Cette fondation, je continue à ne pas très bien l’accepter, mais en même temps j’en reconnais l’utilité.

En fait, vous aviez dans l’idée d’offrir à Genève une cinémathèque un peu à l’image de celle de Lausanne ?

Exactement. Je voulais faire ça. Je suis né pour diriger une cinémathèque, je ne suis pas né pour faire ce que j’ai fait. Cette envie, je la dois à Henri Langlois. Il ne m’a pas donné l’amour du cinéma, mais l’amour de comment gérer cet amour. C’est différent. Être un passeur. Nicoletta avait une idée : faire du bâtiment des Forces Motrices un musée du cinéma, au milieu de l’eau. On en parlait et on nous regardait un peu de travers. Genève sera toujours une ville de suiveurs, pas une ville de créateurs.
 
Quand pendant plus de trente ans on dirige une institution comme le CAC-Voltaire et qu’on nous indique la porte sans élégance, sans reconnaissance, c’est blessant ?

Nous avons travaillé, pendant tout ce temps - ma femme jusqu'à son décès en 1994 - le samedi, le dimanche, sept jours sur sept. Nous n’avons jamais pris de vacances. J’ai eu le sentiment d’avoir affaire à des ploucs. Avec des exceptions bien sûr. Alors non, ce n’est pas blessant, je les méprise trop pour être blessé. J’étais certainement blessé au départ, mais aujourd’hui, c’est du mépris. Cela ne concerne que trois ou quatre magistrats que je nommerai dans mes mémoires...
 
Ne pas avoir pu garder les films, les partitions, les affiches, tout ce qui a été réuni pendant des années ici à Genève et devoir les confier à Lausanne, est-ce que c’est un échec pour vous ?

Non. Les raisons qui m’ont poussé à le faire découlent d’un échec. A la réflexion, le temps permettant de mettre les choses à leur place, le siège de la fondation reste à Genève, et les pièces sont à la Cinémathèque Suisse. Il faut savoir si on fait les choses pour soi ou pour les autres. Moi, j’ai fait tout ça pour le cinéma et la Cinémathèque Suisse est l'organisme idéal pour ça.

...avec Howard Hawks / photo: Nicoletta Zalaffi

 
Dans votre vie, vous avez rencontré beaucoup de gens de cinéma, été intime d’Otto Preminger, de Nicholas Ray, de Samuel Fuller, de Vincent Sherman et de Jean-Pierre Melville, à qui vous avez consacré un livre qui fait référence. Vous avez assisté Eric Rohmer et Jean Eustache. Quel est le secret pour ne pas devenir blasé et conserver cette capacité d’émerveillement ?
 
Il n’y a pas de recette. Encore aujourd’hui, quand je pense à mon parcours, je n’arrive pas à m’imaginer que depuis la brousse du Mozambique, parmi des lions, des léopards, en rêvant des grands noms du cinéma avec les récits de ce couple d’infirmiers, qu’un jour je rencontrerais ces personnes. Comment aurais-je pu m’imaginer qu’un jour je rencontrerais Gene Kelly, que j’irais chez lui, dans sa piscine ou chez Edward G. Robinson, Preminger, Sherman, etc. … Encore aujourd’hui je n’y crois pas. C’est un autre qui a vécu ça. Je ne serai jamais blasé parce que je ne me suis jamais pris au sérieux.
J’ai toujours fait les choses sérieusement, mais je ne me suis jamais pris au sérieux. J’ai toujours fait les choses comme si c’était la dernière fois… même l’amour il faut le faire comme si c’était la dernière fois, à chaque fois !

Est-ce qu’il y a des rencontres manquées que vous regrettez ? Je pense notamment à John Wayne…
 
John Wayne, oui, je le regrette. Ava Gardner, moins. Si j’avais rencontré John Wayne, avec un photographe, je crois que les murs de mon appartement seraient recouverts de photos de lui et
moi. C’est une passion. Peut-être parce que je ne l’ai pas connu. J’ai un respect immense pour les hommes et les femmes de cette époque. Ils m’ont tout donné et ils ont vraiment bâti mon bonheur. Mais peut-être que je regrette aussi d’avoir connu certaines personnes. L’image que j’avais d’eux était meilleurs que la réalité. Peut-être est-ce un bien de n’avoir pas rencontré John Wayne. Errol Flynn, c’est aussi un regret. J’ai toujours été fasciné par lui et je le suis encore.
 
Vous avez rêvé un jour, enfant, comme certains rêvent d’être pompier ou médecin, d’être Errol Flynn ?

Non… (silence) … C’est marrant que vous posiez cette question. J’ai rêvé une fois que j’étais un acteur. Un acteur qu’aujourd’hui je considère comme très mauvais acteur, mais à l’adolescence j’étais fasciné… j’ai rêvé d’être Gregory Peck. J’aime beaucoup Peck des débuts, mais son jeu était très limité. Tandis qu’Eroll Flynn était un immense acteur. Prodigieux ! L’idole de Flynn, c’était John Barrymore qui reste pour moi le plus grand acteur de tous les temps.

Qu’est-ce qui a fondamentalement changé dans le cinéma aujourd’hui ?

Il y avait une vie ensemble. A la grande époque du cinéma, les gens occupaient les studios, le temps d'un tournage. Tous vivaient ensemble, coupés de la vie extérieure et plongés dans leur travail.
Ils étaient inaccessibles. Delon a dit qu’aujourd’hui un jeune acteur rêve de ressembler à n’importe qui. Alors que ce n’est pas ça. Un acteur doit être une star, quelque chose d’inaccessible, d’irréel.
Cette banalisation de monsieur tout le monde, madame tout le monde, ça brise les rêves. Quand on me dit le cinéma c’est la vie, non ! Si le cinéma était la vie, je n’aimerais pas le cinéma. C’est l’évasion de la vie. La vie rêvée. Je vais au cinéma pour sortir de la vie, pas pour y pénétrer. Alors c’est peut-être pour ça, même en ayant infiniment de respect et en ayant vu des choses absolument fabuleuses,
que je ne suis pas un grand amateur de documentaires.
 
Le documentaire, qui est tout de même une des forces du cinéma suisse, m’amène à la question suivante : quel regard portez-vous sur le cinéma helvétique ?

Absolument, et ils le font très bien d’ailleurs. Sinon, je suis très peu le cinéma suisse actuel et le cinéma actuel tout court. J’ai quelques réalisateurs fétiches : Jacqueline Veuve, Fredi Murer, Alain
Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta. Goretta, pour moi, c’est celui qui a fait un peu une carrière à l’américaine. Dans le sens où il a touché un peu à tout. Un cinéaste de terrain. Tanner, c’était plutôt
un auteur. Soutter, un homme extraordinaire et un très bon cinéaste.

Comment expliquez-vous que les cinéastes suisses, je parle du documentaire, partent tourner à l’étranger ? Qu’est-ce qui les poussent à ne pas tourner la Suisse ?

Il y a des problèmes en Suisse aussi graves qu’ailleurs et personne pour les traiter. Pour trouver des problèmes, il suffit de regarder autour de soi. Je pense que c’est dû à la situation géographique de la Suisse. Max Frisch disait que la Suisse est un pays entouré de montagnes et qu’il n’y a pas la mer qui offre cette évasion, cette ligne de fuite. Les montagnes encerclent, écrasent. Dans tous les grands accidents d’avion, il y a toujours des suisses parmi les victimes. Toujours. Les Suisses ont besoin de quitter la Suisse, de quitter le sentiment d’oppression. Je pense que c’est ça.

...avec John Houston / photo: Nicoletta Zalaffi
 
Vous avez croisé beaucoup de cinéphiles. Qu’est-ce que vous pourriez souhaiter aux cinéphiles d’aujourd’hui ?

De bien connaître les bases de ce qu’ils aiment. Je connais des cinéphiles qui n’ont jamais mis les pieds dans une salle de cinéma. Je connais des cinéphiles qui croient que le cinéma a commencé en l’an 2000. De la même façon que si on s’intéresse au théâtre, il faut connaître les tragédies grecques, Shakespeare, Racine, dans le cinéma, il faut connaître les grands classiques pour s’approprier les codes et pour savoir que le cinéma n’est pas né aujourd’hui. Le cinéma a atteint son sommet à l’époque du muet. Bien sûr, avec le son il a évolué. Mais le cinéma n’est pas mort, loin de là, mais il est différent. Je leur souhaite d’aller dans des salles de cinéma, de se rencontrer, de partager.

 Il y a une question que vous auriez souhaité que l’on vous pose et que l’on ne vous a jamais posée ?
 
(rires)…. Qu’une femme me dise : qu’est-ce que tu fais ce soir ?

Qu’est-ce que tu fais ce soir, alors ?

Silence et rires…


Propos recueillis le 25.01.14, Genève / ST

3 commentaires:

  1. Juste super ce parcours,cet amour...pour les femmes ,le cinéma...passionné Rui ! Merci pour ce bel interview et les belles photos!!!! Emmanuelle

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  2. Un grand moment de lecture, un bel interview de Rui, passionné de cinéma ! merci !! Emmanuelle

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  3. He, he :-)) comme d'habitude, très sélectif dans ce qu'il dit... pourvu que son image sorte brillante et glorieuse. se.

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