Violaine Clément |
Nymphomaniac : voilà un film
qui fait causer dans les salons !
Les critiques, qu’elles soient présentes
dans les journaux, sur le web, sur les réseaux sociaux, sont très tranchées :
j’aime, j’aime pas. Pas de tiédeur à l’horizon, même si certains sont tout de
même encore indécis et se réservent pour le 2ème volume.
Une chose m’a cependant frappée.
Les hommes et les femmes, pour la majorité d’entre eux – il y a bien sûr des
exceptions – ne perçoivent pas ce film de la même manière. Les hommes le
rejettent assez violemment tandis que les femmes lui trouvent poésie et
profondeur.
Refusant de me contenter d’une
réponse à la « les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus »,
la curieuse que je suis a voulu en savoir plus. J’ai donc pris contact avec
Violaine Clément, psychanalyste. Est-ce que Freud ou Lacan ont des esquisses de
réponses pour expliquer cet état de fait ? A découvrir dans l'entretien qui suit.
Cinécution: Nymphomaniac : un titre racoleur ?
Violaine Clément: C’est marrant comme question, je
ne me la serais pas posée. A priori, moi, ça ne m’aurais pas racolée. Mais je
pense que oui, il pointe quelque chose qui attire: le sexe. Si tu vas te balader dans
une station essence, tu as l'impression que 80% des journaux qui sont vendus sont des journaux pornos.
En y pensant, oui, c’est effectivement un film avec un titre racoleur.
Est-ce dû à l’imaginaire collectif qui considère la nymphomanie comme
une maladie sexy, particulièrement excitante pour les hommes ?
Je ne sais pas vraiment si
c’était fait pour. Cependant, on peut supposer. Personnellement, un titre comme
ça ne m’attire pas. De plus, pour moi, la question de la maladie est
discutable. Quand je suis allée voir Shame, si le titre avait été en français, donc La Honte, ça m’aurait plus intriguée. La
mort et le sexe sont de grands sujets qui attirent. Melancholia en est un très bon exemple. Maintenant,
qu’il ait voulu parler plutôt à l’imaginaire des hommes, je ne crois pas. La preuve, les femmes sont plus sensibles à Nymphomaniac que les hommes. C’est un
thème universel.
Est-ce que les hommes avaient peut-être une attente plus grande que les
femmes du fait que Lars von Trier avait annoncé un porno ?
Je ne pense pas que cela explique
le malaise. Il y a une stratégie de communication avant les films et c’est vrai
que si tu souhaites que beaucoup de personnes viennent le voir, tu te sers de
cela. Maintenant, il n’a pas caché qu’il allait parler de quelque chose de très
fort. Pour moi, le porno est relié à l’image de ce cinéma rempli de petits
vieux pas très ragoûtants… mais il est
vrai que certains hommes, certaines femmes ou certains couples ont besoin du
porno pour s’allumer. Si Lars von Trier n’avait fait qu’un film porno, cela
n’aurait pas été intéressant.
Si la sexualité était bien limitée,
la sexualité « planplan », cela ne ferait pas parler. Voir Monsieur et Madame Bien-élevés faire
l’amour, tu n’en as rien à faire. La guerre, le nombre de mort, les histoires
de fesses du Président, ça fait lire et ça intéresse les gens. Peut-être que certains iront voir ce film
pour cette sexualité-là. J’étais personnellement dans une salle assez
comble, à côté de trois jeunes. Au bout
d’un moment je me suis fâchée. Ils
gloussaient et je ne trouvais pas cela rigolo. Pour moi, il n’y avait pas de
quoi rire. Il s'agissait de deux filles et d'un garçon et probablement qu’une des deux
filles tenait à faire savoir au garçon un certain nombre de choses et ça
passait par ce rire-là.
Si tu es une femme, tu l’écoutes
cette jeune femme qui raconte sa vie. Tu te souviens d’un certain nombre de
choses qui toi-même t’ont poussée à
faire des trucs que tu ne racontes pas à tout le monde. Donc on se sent par moments aussi bête
qu’elle, aussi naïve qu’elle et aussi surprise par la violence de la chose. La
première fois, par exemple, ces trois coups par devant et cinq par derrière.
Oui, c’est bien des coups !
J’aime bien cette idée de la psychanalyse qui
racontait que la première fois que l’on fait l’amour, homme ou femme, c’est
toujours trop tôt. On peut avoir 60 ans,
si c’est la première fois, c’est trop tôt. On ne s’attend pas à ça. Comme
femme, on peut s’identifier à elle. Par contre, en tant qu’homme, on ne peut
pas s’identifier à ces crétins qui la sautent parce qu’elle se propose. Ce sont
des hommes objets. Le pauvre type dans
le train qui se fait avoir alors qu’il veut aller faire un enfant à sa femme,
franchement il a un rôle d’abruti. Je
pense que les hommes se sont aussi parfois trouvés dans ces situations. C’est
beaucoup moins agréable pour un homme que pour une femme d’accepter que oui, parfois,
on est con.
Je pense qu’il y a de ça. Un
homme se sait, a priori, souvent, un peu piégé par la femme. Il en a
très peur. Il se tient à distance. Et là, On t’en enfile toute une série de ces
hommes… c’est très désagréable. Les femmes ne sont jamais prises en série. Les hommes y passent
tous. Il n’y en a pas un qui résiste. Il y a une sorte
d’universalisation : les hommes sont tous les mêmes. Tandis que Joe
(Charlotte Gainsbourg) peut décider avec lequel elle couche et avec lequel elle
ne le fait pas. Je pense que dans la 2ème
partie, il y aura autre chose.
Là d’une certaine manière il y a
inversion des rôles. Mais pour jouir, pour elle, il y a nécessité de mettre
l’autre en position de maître. Dans le SM il y a une position assez perverse à
chercher un autre pour être son maître. Mais celui qui accepte d’être le maître
est objectalisé. A moins qu’il soit consentant.
On voit bien dans la première partie que ces hommes ne sont pas vraiment
consentants. Ils font ce que Joe leur demande de faire, comme des machines.
Je n’aime pas trop le mot besoin.
On n’a pas tellement de besoins, à part manger, dormir, respirer.
De toute façon, chez les êtres
humains, ce sont toujours des désirs. Mais est-ce que ce sont vraiment des
désirs ou bien plutôt des pulsions ? Est-ce qu’elle maîtrise vraiment tout
ce qui se passe ?
Au départ, il faut absolument
qu’elle ne soit plus vierge. Ce n’est pas un désir. C’est une sorte de
nécessité à laquelle elle est soumise. Elle doit se débarrasser de quelque chose
qu’elle aurait en trop : sa virginité.
Ensuite, elle imite sa copine et elle ne sait pas vraiment pourquoi elle
le fait. Elle fait simplement ce qu’on lui dit de faire. Sa position subjective
de jouissance, c’est d’être une mauvaise personne. Ça lui convient de
l’être.
Elle n’a aucune sensation d’avoir
fait quelque chose de mal. Elle dit que c’est mal parce que la société dit que
c’est mal. Mais elle, fondamentalement, ne pense pas aux autres. On peut même
se demander si les autres existent vraiment. On jouit tous de soi-même. En couple ou dans
la vie en général. Elle ne découvre qu’il y a un autre que quand elle commence
à raconter son histoire et qu’elle se rend compte que ça intrigue son
interlocuteur. Qu’est-ce qui se passe le jour quelqu’un lui dit non ?
Parce que personne lui dit non. C’est impressionnant quand même.
Lacan disait qu’il n’y a pas de
rapport sexuel. Il y a elle et c’est tout. C’est peut-être pour ça que les
hommes se disent : mais alors nous, on est quoi ?
Pour les femmes, il y a, parfois,
un peu de ça dans la relation. Ça veut dire que j’accepte qu’il me fasse
l’amour, qu’il fasse ceci ou cela, etc… mais je peux toujours dire que c’était
pas tout à fait ça. Au moment où Joe
fait vraiment l’amour, elle ne sent plus rien. Elle s’interroge :
qu’est-ce que je fais là ? Subitement, il y a une interrogation qui
n’existait pas avant. Par exemple dans
le train, il n’y a aucune question. Elle se contente de les décharger, de les
soulager. On se demande si quelque chose pourrait mettre fin à cette série. Et
si oui, quoi ?
Si c’était un film de misanthrope
qu’est-ce qui lui prend de nous parler de ce sujet ? Il interroge vraiment
le rapport sexuel, le rapport à l’autre. Ce besoin un peu cru et toujours un
peu insatisfaisant qu’est la sexualité. Imaginons que le sexe soit satisfaisant…
Tu ferais l’amour une seule fois comme les abeilles et après c’est fini. Tu es
une reine et tu ponds ! Non merci ! Je suis très contente que ce soit
insatisfaisant ! Si nos besoins étaient satisfaits, c’est bon, on pourrait
arrêter de vivre. On continue d’expérimenter et de chercher l’autre
constamment. J’aime l’idée que si tu
comprends vraiment ce que veut l’autre, à la limite, tu ne l’aimes plus.
Chez les animaux on peut parler
de besoins. Chez les êtres humains,
quand un garçon invite une fille à venir prendre un café, la fille se posera
tout de suite la question s’il ne s’agit effectivement que d’un café.
Je ne suis pas certaine que les
animaux n’aient pas de plaisir. Freud a travaillé sur les anguilles. Il s’est
aperçu que si l’on met une goutte d’acide sur l’anguille, elle se rétracte. C’est
comme nous, si on met la main sur une plaque, on la retire, à moins d’avoir un
sérieux problème. Mais ce qui lui a valu d’être aussi connu, c’est qu’il y a
l’au-delà du principe du plaisir. C’est quand même bizarre chez cette femme. Si
ce n’était que du plaisir, elle arrêterait. On ne peut pas dire, objectivement,
qu’elle ressent du plaisir. Il y a une
pulsion de mort qui est à l’œuvre. C’est une pulsion qui est à l’œuvre chez
chacun de nous, mais qu’on ne veut pas admettre. Ça nous pousse à faire des
choses : fumer, picoler, se droguer…
Oui. Le problème c’est que
lorsque tu as affaire à un vrai suicidaire, tu essaies de voir quels sont les
moyens mis en œuvre pour rendre le suicide un peu plus long. Pour ne pas
court-circuiter la suite logique des choses. On va tous mourir. Lars von Trier l’a montré dans Melancholia. Oui on va mourir, mais
personne n’y croit. On vit tous comme si on n’allait pas mourir. Personne ne
vivrait comme ça en sachant qu’il va y rester dans la demi-heure. Lars von Trier nous montre comment chacun
essaie de se débrouiller avec ce principe.
Cette femme, Joe, a une manière de s’y prendre qui est extrêmement
dangereuse. C’est ce frisson lié à un danger que l’on cherche. Mais on y met
plein de barrières pour ne pas y aller complètement. Le danger lié à la
sexualité et le même que celui lié à d’autres addictions : il t’empêche de
faire autre chose. Elle se retrouve toute seule. Ça commence à prendre une
autre forme lorsque Joe peut commencer à raconter son histoire. Et ça nous
intéresse. Il y a un aspect voyeur et ça interroge chacun sur sa propre
sexualité. C’est pour ça que l’idée de maladie, je ne l’aime pas trop. Elle
fait une espèce de comptabilité. Ce n’est pas un besoin, ni un désir. Huit par soir… Impossible, sinon elle ferait
ça toute la nuit. Pour moi, cette femme a un job. Je pense qu’elle doit
condenser.
Joe a bien compris qu’elle
pouvait jouir. Sinon, elle n’aurait pas continué. Quelque chose dans son corps
a dû se réaliser. Mais elle cherche en permanence si ce n’est pas mieux avec un
autre. C’est une chercheuse. Le vrai rapport au sexe est beaucoup plus proche
de cela que le rapport fleur bleue.
Une des scènes choquantes, c’est l’excitation au moment du décès de son
père…
Beaucoup d’êtres humains ont des
excitations dans le corps qui n’ont rien à voir avec la réalité de ce qu’ils
vivent. Etant donné que la mort est un de ces moments forts, face à un mort,
qu’est-ce qui s’empare de toi ? Je peux supposer que certains hommes ont
des érections. Mais c’est insoutenable rien que d’y songer. Je peux supposer
aussi qu’une femme ressente quelque chose de l’ordre de l’excitation. Cela ne veut pas dire qu’il ou elle veut
faire l’amour. Cela veut dire que quelque chose dans son corps est dérèglé et
qu’il faudrait arriver à comprendre ce qu’il se passe. C’est très bien montré,
même si c’est très excessif. J’ai un peu l’impression d’avoir affaire à un
sous-titrage pour crétin, "au cas où tu n’aurais pas compris".
Il n’y a pas d’instincts. Si
c’était instinctif, on baiserait que quand il faut !
J’adore l’idée que dans les
homes, les résidents ont des relations sexuelles. Et je trouve ça dingue que ça
dérange les soignants. Il en va de même pour la sexualité des personnes
handicapées. On trouve cela bizarre que les handicapés aient des relations sexuelles.
Mais enfin !
Toute société vise à contrôler la
jouissance. On est actuellement dans une société où on n’a jamais autant
contrôlé et paradoxalement, où il n’y a
jamais eu autant de manières différentes de jouir. Il n’y a plus de modèle
« normal ». Les sociétés ont toujours essayé de créer des modes
d’emplois qui invariablement vont être détournés.
(rires)… Oui, et on y comprend rien et personne ne les lit !
C’est un film sur le sexe. Un
film sur le ratage inhérent au sexe. Est-ce qu’actuellement il existe un film
où il n’y a pas une scène de sexe ? Le sexe, c’est normal. C’est un
piment, un petit plus. J’ai trouvé ce film beaucoup moins porno que La Vie d’Adèle. Les
scènes de sexe, du moins dans cette première partie, étaient assez crues, mais
elles étaient toujours interrogatives. Dans ce sens-là, oui, ça fait réfléchir.
Mais personnellement j’ai de la peine à penser que l’on réfléchit avec la tête
et que l’on baise avec le sexe. Pour réfléchir, il faut qu’il y ait un autre.
Un effet de miroir. S’il y a réaction, on a envie de continuer ou non. Le
rapport entre Joe et Seligman est similaire à une situation d’analyse. La
personne qui suit une analyse vient présenter les choses de la façon dont elle
les a vécues. On ne s’intéresse pas du tout à la façon dont les autres les ont
perçues. Tout est raconté que par rapport à soi-même. L’autre est une
marionnette. Seligman lui pose des questions
qui quelques fois l’obligent à reconsidéré ce qu’elle a dit. Je curieuse de
découvrir la suite. Et ça m’embêterait que lui aussi y passe. On a l’impression
que Joe est tout à fait au clair avec ce qui se passe dans sa vie, mais pas du
tout. En se livrant, quelque chose s’ouvre chez elle.
La pulsion est très amorale.
La morale, c’est les habitudes.
Ce film reflète beaucoup de choses qui doivent se vivre aujourd’hui et de cette
manière. Evidemment c’est un peu excessif, mais je suis persuadée que certaines
personnes sont bien au-delà de ce qu’elle vit, et sans être malades ou
sans se savoir malades. Qui pourrait dire que quelqu’un qui s’envoie très
régulièrement toute une série d’amants, qui les renvoie quand ça va plus, qui
téléphone quand tout à coup il y a un trou à combler, qui va dire que cette personne est malade quand
par ailleurs elle vit très bien, gagne de l’argent, travaille
normalement ? C’est quoi la maladie ?
Joe fait tout, toute seule, y
compris le diagnostic ! On est tous malades du rapport à l’autre, du pas
savoir comment y faire. Chacun se débrouille avec les moyens du bord. Ce qui
fait que cette femme se dit nymphomane, c’est qu’elle utilise des mots pour se
qualifier. Il se trouve qu’elle est tombée sur le mot nymphomane. Comme si moi
je disais je suis psychanalyste. C’est une maladie ? Possible. Ou bien, je
suis une femme. Je ne suis pas certaine qu’elle soit déjà une femme. Femme en
tant qu’adjectif. Pour le moment, c’est un être humain qui se sert des autres
pour se remplir. Les mots ne veulent pas dire grand-chose. Qu’est-ce que ça lui
procure de se nommer nymphomane ? Je trouve cela assez curieux.
Je lui souhaite que son truc
rate. Ça marche trop bien. Je lui souhaite de rencontrer un os… et pas
seulement un os pénien. Si elle pouvait rencontrer quelqu’un que sa quête, sa
manière de faire intéressent. Quelqu’un qui soit curieux d’elle et qui lui
donne la possibilité de parler. Elle parle à un moment donné du fait qu’elle ne
sent plus rien. On peut s’imaginer que l’homme auquel elle se confie ne
s’intéresse pas à elle et ne lui a pas demandé qu’est-ce qui se passait. Personne ne s’intéresse à elle. Elle ne fait
que des concours de zizis. Elle cherche toute seule.
Elle a une façon de comptabiliser
la sexualité qui n’est pas très féminine. Si elle rencontre la maternité, ça
risque d’être dur. Un enfant ne te sauve pas de la nymphomanie. C’est beaucoup demander à un enfant. Même si
cela se trouve. La maternité peut remplir une vie de femme. Le plus important,
c’est qu’elle puisse envisager les choses avec un autre. Parce que là, elle
toute seule. Vraiment "très toute seule". Et plus elle va mettre d’hommes
là-dedans, plus elle sera seule.
Propos recueillis le 15.01.14/ST
"Si tu vas te balader dans une station essence, 80% des journaux qui sont vendus sont des journaux pornos."
RépondreSupprimerVraiment ? Je doute de ça..... d'où sort ce chiffre ?
Bonjour cher ou chère Anonyme,
RépondreSupprimerEn fait, il manque un bout de phrase, ce qui m'a échappé à la relecture. La chose a été réparée.
Merci pour votre lecture attentive.
Bien à vous,
Stéphanie
A quand la deuxième partie?
RépondreSupprimerSuper interview.
Il n'y aura pas d'analyse de la deuxième partie?? S'il vous plaît….
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